lundi 17 mai 2010

LES DETERMINANTS RELIGIEUX DU DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE

LES DETERMINANTS RELIGIEUX DU
DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE

LES DETERMINANTS RELIGIEUX DU
DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE
Gérard Donnadieu
Ancien Professeur à l’Institut d’Administration des Entreprises de Paris
Université Panthéon-Sorbonne

Résumé
Dans la lignée du grand sociologue allemand Max Weber, l'auteur cherche à comprendre le rapport qui peut exister entre la culture d'un pays, considérée à partir de son noyau religieux, et le développement économique. Il est clair qu'un tel rapport concerne au plus haut point la gestion des ressources humaines dans l'entreprise, la manière dont celle-ci est susceptible de mobiliser ses salariés et atteindre ainsi une performance durable.
L'auteur conduit son étude en utilisant les grilles d'analyse produites par deux sociologues qui se sont penchés de très prés sur ces questions: le français Marcel Gauchet, dont l'oeuvre est récente, et l'allemand Ernst Troeltsch en qui on voit le fondateur de la sociologie de la religion. Il en propose une synthèse au moyen de l'approche systémique.
Muni de ce modèle, et prolongeant la démarche de Gauchet, il recherche les facteurs religieux susceptibles d'expliquer le développement économique occidental au cours du dernier millénaire. Faisant ensuite référence au travail récent d'un économiste japonais, Michio Morishima, disciple de Max Weber, il applique le modèle à la croissance asiatique de ces dernières années pour en comprendre la relation avec la culture confucéo-bouddhique. Enfin, dans une dernière partie, il se penche sur les quatorze siècles d'histoire de la civilisation islamique afin de rechercher les facteurs religieux qui ont pu être à la source de son évolution passée et présente.
Abstract
In the spirit of the great German sociologist Max Weber, the author attempts to understand the relationships between the culture of a country, particularly in its religious core, and its economic development. Obviously, these links highly apply to the management of human resources and the way in which companies can motivate their employees and reach a long-lasting performance.
The author conducts his study using the patterns produced by two sociologists who have analyzed these questions in depth : the French Marcel Gauchet whose books are recent, and the German Ernst Troeltsch who is considered as the founder of the sociology of religion. He suggests a synthesis between these two patterns by means of a General Systems Analysis.
With this model, and extending the approach of Gauchet, the author looks for religious factors which could explain the economic development of the Occident during the last millennium. He then refers to the recent work of a Japanese economist, Michio Morishima, disciple of Max Weber, to understand the relationship between the Asiatic growth of the last years and the Confucean-Buddhist culture. Finally, in the last part of the article, the author analyses the fourteen centuries of Islamic civilisation in order to understand what religious factors can explain its past and current evolution.
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Le dernier demi-siècle aura conduit beaucoup d'observateurs, parmi les économistes, les sociologues, les historiens, à s'interroger avec étonnement sur les inégales capacités de développement dont les peuples semblent pourvus. Pour en rester à des pays qui se trouvaient à des niveaux comparables à la fin de la seconde guerre mondiale, tous rangés alors parmi les nations du tiers-monde, il faut bien constater 50 ans plus tard le niveau très inégal de développement économique, au point de devoir distinguer aujourd’hui entre N.P.I (nouveaux pays industriels), P.E (pays émergents) , P.V.D (pays en voie de développement) et P.M.A (pays les moins avancés).
Dans le débat qui continue de se dérouler entre experts sur les causes de ces différences, il appert que de plus en plus nombreux1 sont ceux qui en voient la raison première dans le facteur humain bien davantage que dans des questions de structures de marché, de financement, de stratégies, de transferts de technologies, etc. Et ceci conduit à « mettre en évidence les rapports entre culture et développement qui deviennent à leur tour un objet central d’analyse ». Or, selon l’enseignement le plus constant de l’anthropologie, le phénomène religieux est au coeur de toute culture humaine, particulièrement dans les sociétés traditionnelles qui fonctionnent sur un mode holiste ( c'est à dire pour lesquelles le groupe prime sur l'individu). Sans prétendre tout y ramener, le phénomène religieux ne peut donc être évacué d’une théorie du développement qui se veut globale et respectueuse de la complexité des choses, c’est à dire pour qui ce développement résulte d’une interaction positive entre de très nombreux facteurs que l’on peut ranger en cinq classes : technologique, économique, politique, culturelle et spirituelle.
Un tel constat ne saurait surprendre les responsables de la fonction personnel, habitués à voir dans la ressource humaine un des déterminants-clef de la performance durable de l'entreprise. De plus, pour peu qu’ils aient quelques références sociologiques, ils se souviennent de la thèse développée par le grand sociologue allemand Max Weber2 à propos du rôle des puritains protestants dans la croissance de l'économie américaine de la fin du 19ème siècle.
C’est dans cette mouvance webérienne que veut se situer le présent article. Mon projet consiste à explorer les surprenants rapports qui existent entre religion et société, particulièrement sous l’angle du développement économique. Dans la foulée des récents écrits de Samuel Huntington3 et Ronald Inglehart4, je m’attacherai à l’analyse de trois grandes aires civilisationnelles de la planète : l’Occident chrétien, l’Extrême-Orient confucéo-bouddhiste, le monde musulman. Mais avant de le faire, je présenterai les deux principales grilles d’analyse que j’utilise pour cette comparaison, grilles aujourd’hui bien connues des sociologues de la religion. Ces grilles sont réinterprétées dans le cadre de la pensée systémique dont je suis depuis trente ans un familier.
1 WEINBERG A., Repenser le développement : quand l’histoire bouscule les doctrines, Sciences Humaines n°23, déc. 1992
2 WEBER Max, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Presses Pocket, 1990. Cet ouvrage fut publié en 1906.
3 HUNTINGTON Samuel, Le Choc des civilisations, Odile Jacob 1997 2
4 INGLEHART Ronald, Choc des civilisations et modernisation culturelle du monde, Le Débat, n°105, mai-août 1999
1. LA SOCIO-ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE DE MARCEL GAUCHET
En 1985, le sociologue agnostique Marcel Gauchet publia un ouvrage5 qui eut en France un retentissement bien au-delà des cercles de la sociologie. Historiens, anthropologues, philosophes, théologiens se sentirent en effet concernés par ce livre qui ne faisait rien moins que de proposer une grille d’interprétation pour lire 35 siècles d’histoire des rapports entre religion et société, depuis l’apparition des monarchies sacrées à Sumer et en Egypte jusqu’à la description de la situation actuelle dite de post-modernité.
A la relecture de cet ouvrage, il m’est apparu que la thèse de Gauchet, formulée dans le langage spécialisé du sociologue, gagnait à être reprise dans les catégories de la systémique. Son modèle y gagne en concision, en précision, en capacité opératoire, même si l’on y perd (ce qui est inévitable) la richesse de certains développements intermédiaires. Dans le livre de Gauchet, la structure du modèle émerge en effet de manière progressive des diverses applications qu’il en fait aux situations de l’histoire. Je commencerai au contraire par supposer connue la structure du modèle pour le faire jouer ensuite comme instrument d’analyse et de compréhension de ces situations.
1-1. La construction du modèle
La représentation graphique que je vais en donner ne figure pas comme telle dans le livre de Marcel Gauchet. Il s’agit d’une reconstruction systémique permettant de mettre en scène les grands “acteurs” ou composants du système (le monde, la société, l’homme, le sujet, les dieux) et surtout leur interaction dynamique. Je tiens cette représentation comme fidèle à la pensée de Gauchet même si elle la caricature un peu, comme c’est souvent le cas lorsqu’on pousse la modélisation à ce degré de formalisme.
a) l’axe du réel (ou axe des étants)
Sur une droite horizontale, on positionne l’ensemble des objets naturels (inanimés, animés, vivants, conscients), du monde. Ces objets ne sont toutefois pas situés arbitrairement. A gauche, on trouve tout ce qui dans le cosmos est d’ordre uniquement naturel (objets physiques, énergie, végétaux, animaux...) ; à droite, tout ce qui appartient à l’ordre humain, c’est-à-dire aux hommes vivant en société avec toutes les productions culturelles que cela suppose (ce que l‘on appelle la socio-culture).
Axe du réel
Nature Coupure Société
anthropologique
Par ses caractéristiques biologiques, son origine animale, l’homme appartient à la nature ; par l’invention du langage, la construction de systèmes sociaux, politiques, idéologiques de plus
3
5 GAUCHET Marcel, Le désenchantement du monde, Gallimard 1985
en plus élaborés, l’homme appartient à la culture. Entre nature et société existe donc une coupure, la coupure anthropologique qui se constitue au moment où l’homme, par le langage et la pensée, s’extrait de la nature pour devenir être de culture.
Dans la formation de cette coupure, la religion semble avoir joué un rôle essentiel.
b) l’axe du symbolique (ou axe ontologique)
Elevé perpendiculairement à la coupure anthropologique, cet axe est le lieu où se déploie la dimension religieuse de l’homme, mais aussi son intériorité de sujet conscient. Cet axe renvoie à un monde purement spirituel de symboles, domaine de l’ineffable, du sacré, du mystérieux, de l’existence intérieure.
Axe du symbolique
D Transcendant, Etre, Dieu, Allah
Nature Société
N S
P Je, Sujet, Conscience, Personne
Au point haut, se tient ce que le philosophe ou le théologien appellent suivant le cas : le transcendant, le Tout Autre, l’Etre (comme le philosophe Martin Heidegger) ou tout simplement Dieu comme dans les religions. Au point bas et symétriquement à l’axe du réel, n’en faisant pas partie comme un simple étant du monde, se tient la conscience, le sujet qui dit Je, la Personne (au sens philosophique).
Entre ces quatre composantes va se nouer un jeu complexe d’interactions, évolutif au cours du temps et que l’on peut caractériser chacune :
􀂃 par son sens (représenté par une flèche). De D vers S par exemple ou de S vers D, voire par une ellipse en double flèche lorsqu’il s’agit d’une interaction réciproque en forme de boucle de rétroaction,
􀂃 par son intensité. Quatre degrés sont identifiables : le lien primordial, représenté par un trait épais et qui révèle la structure profonde; le lien normal, marqué par un trait simple; le lien secondaire, représenté par un trait pointillé ; enfin l’absence
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pure et simple de lien.
La variété des structures que l’on peut ainsi concevoir est très grande** et il sera possible de trouver celle qui correspond chaque fois le mieux à une figure historique donnée. C’est ce que je vais faire à la suite de Marcel Gauchet pour décrire l’évolution du phénomène religieux dans les sociétés humaines.
1-2. Les grandes étapes d’évolution du lien religion/société
De l’apparition de l’homme moderne (homo sapiens) jusqu’au début de notre ère, il est possible de distinguer trois grandes périodes que l’on va retrouver, à des nuances près, à l’origine de toutes les grandes civilisations antiques (Egypte, Mésopotamie, mais aussi Chine et Inde).
a) la religion de la nature
Pour Gauchet, qui rejoint en cela ce que disent préhistoriens et anthropologues au sujet des pratiques religieuses des sociétés humaines du paléolithique (grâce notamment à l’étude du chamanisme de chasse6), la religion primordiale est une sorte d’animisme qui baigne l’ensemble de la société et se trouve à l’origine des mythes, rites et interdits. La nature est perçue sur le mode sacral de l’englobant, partenaire mystérieux peuplé d’esprits, de génies, de dieux qu’il convient de se rendre propices par de savants rituels d’alliance (dont le desservant est justement le chamane).
D’une certaine manière, le transcendant est immergé dans la nature, déterminé par la nature. Et si la pensée humaine réussit parfois à s’élever à la conception d’un Dieu supérieur de l’univers, source suprême de toutes choses, il s’agit toujours d’un Dieu lointain, au commerce beaucoup moins utile que celui qu’il convient d’entretenir avec l’esprit de la forêt ou le génie du fleuve. Symétriquement, dans une nature hostile où la survie ne peut être que collective, l’individu (peut-on parler de sujet ?) fait corps avec le groupe ; absorbé par lui, il n’existe que par lui. La société détermine entièrement le sujet, le Je est englobé dans le Nous qui se présente, à l’opposé du cogito cartésien, comme l’affirmation première d’existence pour l’être humain7. Dans l’ordre symbolique, le chamane agissant au nom du groupe, négocie avec l’esprit donneur de gibier les contreparties "surnaturelles" au prélèvement que la chasse opère sur la nature. Pour ce faire, il lui faut prendre apparence animale afin d'envoyer son âme dans l'au-delà pour y rencontrer les esprits animaux ( c'est le "voyage chamanique").
**On sait que dans la pensée systémique, la relation a plus d’importance que le composant pour comprendre le fonctionnement d’un système. Il n’est pas alors sans utilité de montrer qu’avec un système relationnel en apparence aussi simple que celui qui vient d’être présenté (4 composants, 6 relations concevables en considérant les 4 cotés et les 2 diagonales du losange), on débouche néanmoins sur un nombre immense de configurations possibles. En combinant sens et intensité de la relation, ainsi que la possibilité de doubles flèches, on ouvre déjà sur 16 types possibles de relation entre deux composants. Compte tenu des 6 relations concevables entre les 4 composants, le nombre de configurations théoriquement possibles s’élève alors à 166 = 16 777 216, soit près de 17 millions de configurations. On a là une idée de la complexité autorisée par l’approche systémique.
6 DUPLAIN-MICHEL Nathalie: "Le chamanisme : un système de gestion de l’aléatoire", 2ème Congrés Européen de Systémique, Prague 1993 5
7Cette hypothèse me paraît avoir été démontrée par Jacques COURSIL: "Dialogue: the semiology of transfer", Communication au 2ème Congrès Européen de Systémique, Prague 1993. Au moyen d'une savante analyse sémiologique réalisée sur l'ensemble des configurations de dialogue en langage naturel, Coursil montre que la première personne du pluriel (NOUS) émerge comme "la personne basique dans le dialogue et source de toutes les autres". En quelque sorte, il existerait une archéologie du langage permettant d'atteindre, au travers des catégories grammaticales, le locuteur primordial.
Dans ces conditions, le schéma structural prend la forme suivante :
D
Alliance (voyage chamanique)
N S
Prélèvement ( chasse )
P
La mutation néolithique (c'est à dire l'invention de l'agriculture et de l'élevage) qui survient aux alentours de 10000 ans avant J.C. dans de petites zones fertiles en lisière de forêt, va se diffuser et s'épanouir, à partir de 7000 ans avant J.C., dans les grandes vallées alluvionnaires du Nil et de la Mésopotamie, de l'Inde et de la Chine. Dans ces régions, l'homme se sédentarise définitivement et apparaissent alors les premières sociétés agraires, sociétés sans Etat et sans écriture, dont des exemplaires tardifs (en Afrique, en Asie, en Amérique, en Océanie) vont se maintenir jusqu'à l'époque contemporaine.
Dans ce nouveau contexte, les représentations religieuses évoluent elles aussi, mais sans cesser pour autant de donner la priorité au rapport à la nature. La vision du temps s'élargit et la transcendance est conçue davantage selon une modalité verticale que horizontale. Ainsi, les ancêtres du groupe commencent à se faire une place parmi les génies et les esprits dont certains vont être élevés à l'état de divinités (on peut sans doute parler, pour cette époque, de naissance du polythéisme) auxquelles on adressera offrandes et sacrifices; le rôle du chamane se scinde entre ceux du prêtre-sacrificateur et du guérisseur-devin. De cette religion agraire primordiale, les religions traditionnelles africaines semblent avoir conservé, aujourd'hui encore, de nombreuses apparences.
b) l’Etat, transformateur sacral
En sédentarisant l’homme, en multipliant la population et les richesses, en améliorant considérablement la sécurité, l’agriculture va permettre l’émergence des cités-Etats et des civilisations antiques. Celles-ci connaissent la première division du travail, la spécialisation des fonctions et des rôles, la différenciation des classes et statuts sociaux. Emergent alors, comme groupes institués, agriculteurs, artisans, commerçants, guerriers, prêtres et lettrés, élites politiques, sur lesquels règne un monarque investi le plus souvent de la plénitude du pouvoir politique mais aussi religieux. Cela sera le cas, par exemple, du pharaon d’Egypte et de l’empereur de Chine. 6
Avec l’avènement de ces premières civilisations, la transformation de la représentation religieuse s’accélère. La polythéisme polymorphe hérité de la période précédente se modifie profondément. Il s’enrichit d’abord de multiples ancêtres qui viennent ajouter leur forme humaine aux esprits et génies de la nature, eux mêmes conçus de plus en plus de manière anthropomorphique. Surtout, il se structure selon une savante hiérarchie des dieux ( c'est ici qu'apparaît la notion de panthéon) copiée des hiérarchies humaines installées dans les cités-Etats puis dans les empires. Le “roi des dieux” (Zeus, Jupiter, le Seigneur d’en Haut en Chine) est l’équivalent céleste de l’empereur terrestre. Ce dernier est d’ailleurs semi-divin, il est pour le peuple le médiateur unique entre le visible et l’invisible (cas de la Chine et du Japon) ; on lui rend un culte et à sa mort il peut être divinisé (comme dans la Rome antique).
Pour Gauchet, cette nouvelle configuration historique fait beaucoup pour tirer la transcendance du coté du social et donner à Dieu (ou aux dieux) figure humaine. Le schéma structural se déforme pour prendre la forme suivante :
D
N S
Prélèvement économique
P
Une société S qui reste toujours holiste, mais où le sujet P devient moins dépendant du groupe, projette sur le transcendant D sa propre image. Ce transcendant, libéré partiellement de la nature, continue cependant d'assumer celle-ci dans ses manifestations les plus voyantes (l’orage, la tempête, etc.). Pour Gauchet, la figure du monarque sacré va faire beaucoup pour l’émergence du monothéisme.
c) la période axiale
Au croisement d’une nature encore sacralisée et d’une société qui par le culte des ancêtres et la monarchie sacrale s’auto-projette dans le monde des dieux, le transcendant peut enfin émerger comme réalité spécifique et autonome sur l’axe du symbolique. Et du même coup émerge son double, la conscience d’un sujet compris comme le lieu où s'effectue l’expérience du transcendant.
7
Selon Marcel Gauchet, cette fantastique transmutation s’est produite dans les sociétés les plus avancées de la planète sur une courte période que l’on peut situer du 7ème siècle avant J.C. au 1er siècle. Cette période, appelée par les historiens période axiale, a connu l’existence de Confucius, de Laozi, du Bouddha, de Zoroastre, de Socrate, des grands prophètes juifs ( en particulier le second Isaïe) et du Christ.
Sur le schéma structural, l’axe vertical devient alors prépondérant. Beaucoup moins dépendante de la société, la personne va, de manière paradoxale, conquérir sa liberté en se rendant dépendante du transcendant. Son rapport à la nature peut même s’affirmer de manière plus directe et immédiate, car moins médiatisé par la société comme c'était le cas dans la situation antérieure (ce sera le choix fait par le taoïsme en Chine).
D
N S
P
Mais cette configuration, surtout valable pour quelques esprits supérieurs, est socialement instable. A partir d'elle, plusieurs évolutions sont concevables. Ainsi, les choix faits par le bouddhisme, le christianisme et l’islam ne seront pas du tout les mêmes. Et sous certaines conditions historiques, ces choix vont conduire à des effets fort différents, en particulier pour ce qui concerne l’interaction religion-société ainsi que l'incidence sur le développement technique et économique.
2. LE MODELE DE L’INTERACTION RELIGION-SOCIETE DE ERNST TROELTSCH
Le modèle fut proposée au début du 20ème siècle par Max Weber8 à propos du rôle joué par les protestants dans la croissance de l'économie américaine de la fin du 19ème siècle, puis il fut ensuite considérablement précisé et enrichi par un ami de Max Weber, Ernst Troeltsch, en qui on voit aujourd'hui le fondateur de la sociologie des religions. La réflexion de Troeltsch s’enracine dans l'observation des rapports qui existent, dans chaque civilisation, entre la religion et la société
8
8 Op. cit., L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme
A une époque où le déterminisme causaliste et mécaniste régnait en maître, où dans la foulée du matérialisme historique du marxisme, on recherchait dans l'économique (ou le biologique) les variables explicatives cachées des comportements humains et en particulier des activités religieuses et culturelles (les fameuses superstructures !), Troeltsch a eu l'audace de dire que les choses étaient infiniment plus complexes. Dans un livre publié en 1913, il écrit9 :"Dans tous les cas, les relations entre sphères religieuse et économique sont extrêmement étroites mais aussi très complexes ; du côté de la religion, comme du côté de l'activité économique, elles pénètrent profondément tout l'esprit et le sens de l'existence. Comme le souligne à juste titre Fustel de Coulange, il s'agit d'une relation d'interaction qui doit toujours être reconstruite dans chaque cas, et au sein de laquelle il est très difficile d'établir la prépondérance de l'une ou l'autre sphère".
1
2
SOCIETE
Techno-science,
Economie, Politique
RELIGION
2
La religion détermine la société (flèche 1) ; mais réciproquement, la société façonne la religion (flèche 2). Et suivant les moments, les circonstances, l'influence joue plus fortement dans un sens ou dans un autre. Il n'y a pas une variable motrice et une variable conduite, mais une interaction ouverte, perpétuelle et évolutive entre les deux sphères ; ce que les systémiciens appellent une boucle de rétroaction ou causalité circulaire.
Nous voici donc bien loin d'un modèle explicatif univoque à prétention totalisante et définitive comme dans le marxisme. "Il ne s'agit plus simplement de la dépendance du religieux par rapport au social, il s'agit aussi, inversement, de celle du social par rapport à la sphère religieuse".
Conformément aux observations de la systémique dite ago-antagoniste10, cette boucle de rétroaction peut fonctionner selon deux modes différents que nous allons brièvement présenter.
2-1. En boucle de stabilisation (rétroaction négative)
La religion et la société se renforcent mutuellement pour maintenir l'ordre initial des choses qui est considéré comme l'expression de la volonté divine. Dans cet équilibre, la religion
9 TROELTSCH Ernst, Protestantisme et modernité, Gallimard 1991
10 Concept introduit par Elie BERNARD-WEIL, son livre Précis de Systémique Ago-Antagoniste, Introduction aux stratégies bilatérales, L'Interdisciplinaire, Limonest, 1988. 9
apparaît comme le garant et l’élément constitutif du lien social. Cette thèse, qui fut celle d'Emile Durkheim11 au début du 20ème siècle, s'applique parfaitement à la plupart des religions traditionnelles, aussi bien celles des sociétés primitives pratiquant l'animisme, qu'aux monarchies sacrales de l'Antiquité où règne un polythéisme hiérarchique ainsi qu’aux diverses religions "civiques" dont le confucianisme chinois est sans doute la version la plus élaborée.
L'ordre du monde, aussi bien celui de la nature que celui de la société, s'y trouve en quelque sorte sacralisé… et il ne saurait être question de le remettre en cause, attitude jugée même sacrilège. Au plan de la nature, cela donne les comportements étonnamment "écologiques" des peuplades primitives, comportements souvent relevés par les ethnologues. Et au plan social, Troeltsch cite en exemple le système des castes dans la religion hindoue, système conçu comme la transposition terrestre de la hiérarchie existant parmi les dieux. Dans une telle situation, le croyant attend de sa pratique religieuse une juste participation aux biens de ce monde: en santé, en avoirs matériels, en bonne fortune, en bonheur terrestre, etc. Et ceci, soit dans sa vie actuelle, soit dans une autre vie à l'occasion, par exemple, d'une future réincarnation comme il en va dans l'hindouisme mais également dans beaucoup de religions traditionnelles.
Pour qualifier cette attitude religieuse, les sociologues parlent de mondanéisme. Le croyant y apparaît en effet comme immergé dans l'ordre du monde dont il en accepte globalement les valeurs. Il ne saurait donc être question pour lui de le contester radicalement, ni même de vouloir le changer, sinon à la marge et localement. Les grandes religions universelles de salut, dont le fondement est pourtant tout autre (comme il va être montré), n'échappent pas entièrement à cette conception mondanéiste, en particulier lorsqu'elles deviennent dominantes, sont dans l'obligation de gérer la religiosité populaire et ont partie liée avec un pouvoir politique qui tient avant tout à maintenir l'unité et l'ordre de la société. Dans la communauté musulmane (la Umma), cela a été la situation des pays et territoires (le dar al-islam ) soumis à l'autorité du calife, successeur du prophète et à la fois chef religieux et chef politique. La disparition du califat et l'avènement des républiques islamiques n'a pas, tant s'en faut, fait disparaître cette situation. Et il en est allé de même en christianisme, au cours des longues périodes historiques d’alliance du trône et de l’autel, que ce soit :


sous la forme radicale des empires byzantin puis russe (en chrétienté orthodoxe), pour lesquels la doctrine dite de la "symphonie des pouvoirs" conférait de facto au basileus ( l'empereur) ou au tsar un pouvoir supérieur à celui du patriarche ;
sous la forme atténuée des monarchies de droit divin (en chrétienté catholique) dans lesquelles des rois "très chrétiens" et un pouvoir religieux indépendant représenté par le pape, étaient obligés de négocier en permanence et de s'ajuster, non sans difficulté parfois ( querelle des investitures au 11ème siècle, réforme du pape Grégoire VII contre l'interventionnisme des princes chrétiens dans les affaires de l'Eglise, conflit du pape avec Philippe le Bel, etc.)
Cette dernière situation a sans doute favorisé l'avènement en Occident des démocraties laïques et pluralistes, avec séparation de l'Eglise et de l'Etat. Mais il s'agit là d'une évolution récente à l'échelle des temps historiques!
2-2. En boucle de divergence (rétroaction positive)
La religion vient alors contester l'ordre établi, que ce soit celui de la nature ou plus fréquemment celui de la société. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que la religion se perçoive
11 DURKHEIM Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF 1990 10
comme différente et séparée de la société, d'une autre nature. Ses enjeux sont en quelque sorte hors du monde, venus d'ailleurs.
Une telle configuration apparaît dans l’histoire de l’humanité seulement avec les grandes religions universelles de salut qui naissent au moment de la période axiale, aussi bien en Asie (hindouisme des Upanishad, bouddhisme) qu'en Occident (monothéisme juif des grands prophètes puis christianisme). Le salut de l'homme s'individualise et se trouve projeté dans un au-delà terrestre. A la sacralisation du lien social, typique des religions traditionnelles, les religions universelles opposent un lien religieux conçu essentiellement sous forme spirituelle et morale.
Aussi, vis-à-vis des réalités de la vie économique et sociale, leur position ne peut plus se limiter à une simple justification de l’ordre établi mais en appelle à un jugement moral soumis à la seule transcendance divine. Relativisant la légitimité de l'état existant, cette attitude rend possible la désacralisation du monde et par voie de conséquence la transformation de la nature et de la société. Innovation, investissement, développement économique deviennent alors spirituellement concevables ( il n'est plus interdit par exemple de tracer une route dans la forêt au prétexte de ne pas déranger les génies!)
Pour que cette liberté critique soit économiquement efficace, encore faut-il ne pas pousser trop loin le détachement du monde. Pour le croyant uniquement préoccupé de son salut supra-mondain, l'évasion spirituelle hors du monde peut paraître en effet la seule attitude intelligente. Cette réponse est qualifiée d’escapisme par les sociologues, car elle vise à l’évasion ("to escape": s’échapper) d’un monde d’illusions et de souffrances. Elle peut prendre des formes mystiques, ascétiques, ésotériques, apocalyptiques ou même simplement de sagesse (comme avec le stoïcisme). Dans ce cas, religion et société se trouvent entièrement séparées, il n'y a plus interaction entre les deux et la boucle de rétroaction a disparu. La divergence poussée à son point extrême débouche sur la séparation d’avec le monde et la non action…ce qui revient paradoxalement à conserver l’état du monde ! Cela peut déboucher au final sur la religion "opium du peuple" dénoncée par Karl Marx. N'attendant rien du monde et comme étranger à lui, le croyant n’a aucun motif de s’y investir et de le transformer.
Ainsi, s'agissant du bouddhisme et des courants apparentés qui se sont développés en Extrême-Orient, Troeltsch souligne leur totale indifférence par rapport au monde et à la société qui se trouvent ravalés au rang de simples apparences (samsara). Toutefois, c'est seulement auprès d'une minorité de purs adeptes – les moines et moniales– que le bouddhisme exerce sa pleine influence; il abandonne les autres hommes à leur état d'imperfection, se contentant de freiner leur esprit d'avidité et de jouissance, producteur de karma, pour leur permettre d'obtenir, après la mort, une réincarnation plus avantageuse.
2-3. Synthèse
Les observations précédentes, en particulier celles relatives au christianisme et au bouddhisme, mettent en évidence le caractère particulièrement subtil du fonctionnement de la boucle ago-antagoniste, laquelle peut passer insensiblement du mode stabilisé au mode divergent et inversement. D’autant que les religions de salut, même se voulant d’orientation escapiste, sont souvent obligées de composer, comme on l'a vu, avec les croyances et pratiques mondanéistes issues des religions antérieures. D'où l'apparition de nombreuses formes religieuses hybrides qui viennent ouvrir et complexifier le jeu.
11
A ce stade de l'analyse et en forçant un peu la pensée de Troeltsch pour mieux la décrire (mais n'est-ce pas là la condition de toute modélisation ?), on serait tenté d'écrire que pour qu'une religion puisse jouer un rôle d'aiguillon du progrès scientifique, technique, économique, politique d'une société, il faut qu'elle réalise la combinaison paradoxale des attitudes mondanéiste et escapiste, attitudes de soi parfaitement contradictoires :
• un intérêt très vif pour le monde, considéré comme lieu premier de réalisation pour la vie des hommes,
• une attitude de détachement de ce même monde et des gratifications immédiates qu'il est susceptible d’apporter.
En quelque sorte être du monde comme n'en étant point ! De ce dosage particulièrement subtil résulte en effet le caractère ago-antagoniste de la boucle de rétroaction et par suite son efficacité dans le process de développement.
Naturellement, cette ligne de crête est très instable et il y a toujours, dans un tel équilibre religion-société, la tentation de basculer vers l'un des deux bords : soit une religion purement spirituelle d'évasion du monde, soit une religion de sacralisation de l'ordre social existant ou, ce qui revient exactement au même, d'instauration d'un nouvel ordre (messianisme temporel). Il existe cependant dans l'histoire des moments où, pour des raisons circonstancielles souvent d'apparence mineure, cette ligne de crête a été mieux tenue. C’est ce que nous allons voir en passant aux exercices d'observation.
3. LES SOURCES RELIGIEUSES DU DEVELOPPEMENT OCCIDENTAL
Bien avant Marcel Gauchet et dans la foulée des travaux de Max Weber, Ernst Troeltsch avait perçu la « spécificité révolutionnaire » du christianisme et son rôle dans le développement occidental. Mais avant de vérifier la pertinence du modèle troeltschien sur le cas occidental, il n’est pas inutile de rappeler l’interprétation plus large qu’en propose Gauchet, prés de cent ans plus tard.
3-1. L’analyse de Marcel Gauchet
Parce que le christianisme identifie la transcendance à un Dieu unique qui est en même temps communion de personnes (c’est son monothéisme trinitaire), la relation Dieu/homme ne peut y être conçue ni sous forme de soumission (comme dans l’islam), ni de fusion (comme dans l’hindouisme), mais de rencontre personnelle sous le signe de l’amour.
Au centre de la foi chrétienne se trouve en effet le processus circulaire du don de Dieu (qui se donne lui-même en la personne de Jésus-Christ) et de la réponse d’accueil (en forme de merci) de l’homme12. Dieu, en tant que Tout Autre mystiquement accessible va alors fonder la primauté du sujet (la personne), et par voie de conséquence de la liberté humaine, sur toute appartenance sociale ou naturelle. Ce choix premier permet ensuite à l’option chrétienne de se développer selon une double séparation (ce que le schéma structural ci-après visualise) :
• séparation Dieu/Nature. Créée par Dieu, mais laissée ensuite à ses propres lois ( c'est le sens du repos de Dieu le septième jour dans le récit biblique), la nature devient pour l’homme un lieu d’intelligibilité et d’action transformatrice. C’est la distinction
12 On reconnaît dans ce processus la forme anthropologique de l’échange symbolique telle qu’elle a été décrite par les ethnologues, et en particulier par Marcel MAUSS dans son Essai sur le don, Sociologie et anthropologie, PUF 1950 12
sacré/profane. Cette profanité de la nature fonde la légitimité du savoir scientifique et de l’action technique.
• séparation Dieu/Société. Comme la nature, la société devient pour l’homme un lieu d’action autonome, action qu’il doit conduire dans la fidélité à l’exigence de fraternité découlant de son expérience spirituelle, mais qui n’est pas en soi expression du divin. Cette distinction Dieu/César, spirituel/temporel, autorise le relativisme politique et social et permet l’autonomie de l’Etat et plus largement de l’ordre social et politique.
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Marcel Gauchet affirme très clairement les conséquences sociales, politiques, culturelles, techniques,…de la manière bien particulière dont le christianisme conçoit la transcendance : “Subjectivation du social, impersonnalité du pouvoir, ouverture à l’histoire : les innovations fondamentales qui ont bouleversé la figure familière de l’être collectif ont en commun cette même source temporelle, résultante directe du processus chrétien de déploiement de la transcendance”. Et également : “C’est au travers de l’accomplissement de l’infini divin que s’est joué l’accès des acteurs humains à la maîtrise de leur destin collectif. Maîtrise qui ne les délivre aucunement, est-il besoin de le préciser, du souci de Dieu dans leur activité sociale : simplement c’est de l’intérieur de leur liberté instituante, et chacun à titre personnel, qu’ils ont à témoigner de leur fidélité à sa loi, au lieu d’avoir à la manifester ensemble par la soumission extérieure aux supériorités contraignantes supposées concrétiser sa présence”.
Bien entendu, cette originalité de la réponse chrétienne, présente dès les débuts de la prédication évangélique, a eu beaucoup de peine à s’imposer dans une société encore largement façonnée par les anciennes représentations. Ce n’est pas sans de grandes difficultés que les hommes abandonnent leurs croyances spontanées au caractère divin des forces naturelles ou à la nature sacrale du pouvoir politique. Au cours des 2000 ans de christianisme se sont ainsi succédées des formes hybrides du modèle, pactisant plus ou moins avec la monarchie sacrée et la primauté du collectif sur la personne. Cela a donné par exemple le schéma de la société de chrétienté : le Dieu transcendant y est conçu comme exerçant directement un pouvoir discrétionnaire sur la nature et sur la société, au moyen de lois et commandements dont les tenants légitimes du pouvoir social (en particulier le clergé) sont les
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dépositaires fidèles. Et ces derniers exercent à leur tour un pouvoir de conformisation sur les consciences
Cependant, il reste remarquable que même dans cette situation, la boucle DP de la rencontre personnelle n’ait jamais pu être évacuée. Atténuée dans son intensité, strictement contrôlée par le pouvoir clérical (et politique) qui se méfie de la mystique, elle subsiste et renaît à chaque occasion (nous verrons comment dans la prochaine section). L’éradiquer aurait supposé en effet l’abandon d’affirmations de foi aussi fondamentales en christianisme que sont l’Incarnation, la Trinité et le rôle de l’Esprit Saint... ce qui bien sûr n’était pas concevable sauf à cesser d’être chrétien.
Pour Marcel Gauchet, c’est cette centralité donnée à la nature relationnelle interpersonnelle du rapport au transcendant qui caractérise le christianisme et lui a permis d’échapper à la fusion avec la société ou avec la nature sur laquelle la religion avait jusqu’alors été fondée. C’est pourquoi, selon son expression, le christianisme apparaît dans l’histoire comme “la religion de la sortie de la religion”.
3-2. La mise en oeuvre du modèle de Troeltsch
A l’instar de Gauchet, Troeltsch pense que la doctrine de l’incarnation ( un Dieu qui se fait homme pour appeler l’homme à participer à la vie même de Dieu, un salut qui n’est pas de ce monde mais se construit dans le monde) est au coeur de l’efficacité économique du christianisme. Grâce à cette doctrine, le christianisme peut en effet tenir la balance égale entre ces deux attitudes contradictoires que sont l’intérêt pour le monde et le détachement du monde ; mieux, il les renforce l’une par l’autre. Troeltsch écrit13: "Sans le personnalisme religieux que le prophétisme et le christianisme nous ont inoculé, l'autonomie, la croyance au progrès, la communauté d'esprit embrassant tout, l'indestructibilité et la force de notre confiance dans la vie comme dans notre élan au travail seraient tout à fait impossibles".
Mais comment demeurer sur cette ligne de crête, par définition très instable, alors que tout conspire dans l’ordre politique et social pour ramener la religion à son rôle traditionnel ? C’est ici que l’analyse de Troeltsch se fait subtile. Pour lui, une religion universelle de salut (c'est à dire escapiste par son origine, mais mondanéiste par nécessité historique) peut se structurer suivant différents modes qui correspondent chacun à un des aspects essentiels de sa mission. On peut ainsi distinguer, et c’est particulièrement vrai dans le christianisme, trois grands types d’organisation religieuse14 :
• le type église : s’adressant aux multitudes au travers de ses nombreuses communautés locales (qui deviendront des paroisses), l’église propose un chemin de salut accessible à tous, bien balisé par les préceptes et les rites. Elle a ainsi vocation à embrasser l’ensemble de la société ; dans une civilisation où pouvoir politique et pouvoir religieux sont liés, elle peut même compter à cette fin sur la pression de la loi, ce qui sera le cas à partir de l’an 380 où le christianisme est décrété religion d’Etat par l’empereur Théodose.
• le type secte ( que l’on ferait mieux d’appeler aujourd’hui fraternité tant le terme de secte est connoté négativement, ce qui n’était pas du tout le cas pour Troeltsch) : il rassemble des petits groupes de croyants austères, désireux de vivre ensemble, sans compromis et de façon radicale, les exigences de leur foi. Pour cela, ces groupes
13 Op. cit., Protestantisme et modernité
14 TROELTSCH Ernst, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Archives de sociologie des religions, n°11, janvier-juin 1961, p.17 14
s’isolent de la société qui est souvent considérée par eux comme un lieu de perdition et à laquelle ils demandent uniquement de garantir leur liberté de croyance, d'association et de culte.
• le type réseau mystique : il a de nombreux points communs avec la secte mais en diffère par le fait que ses membres vivent habituellement dans le monde où ils peuvent exercer des responsabilités. Le réseau s’adresse le plus souvent à une élite de croyants cultivés, rassemblés par une quête commune de spiritualité et d’intelligence. Ceux-ci se réunissent occasionnellement pour des échanges et célébrations, mais ne mènent pas durablement une vie commune.
Ces trois types d’organisation semblent avoir existé dès les débuts du christianisme et à coup sûr au 3ème siècle, lorsque s’invente le monachisme avec les pères du désert égyptiens. Troeltsch relève l’étonnante plasticité du christianisme primitif et la diversité de ses formes. Il écrit15 : « Il est apparu d’une façon évidente que l’Evangile et le christianisme primitif ont modulé la communauté religieuse d’une manière très peu unilatérale. C’est dans la foi en Jésus, dans l’exaltation du Ressuscité et son insertion au centre cultuel d’une nouvelle communauté que la nécessité [d’une organisation] s’est fait jour ». Cette situation ne changera pas, bien au contraire, avec la reconnaissance officielle du christianisme par le pouvoir impérial. Le 5ème siècle verra la naissance des grands ordres monastiques qui ne cesseront depuis de se multiplier et de s’étendre. Parallèlement, la forme réseau refleurira périodiquement parmi une élite de laïcs chrétiens.
On peut affirmer que c'est de la capacité de ces trois types d’organisation à s’articuler ensemble sans se confondre qu'a résulté pour le christianisme son aptitude à tenir simultanément les deux attitudes contradictoires postulées par le modèle de Troeltsch. Le type église penche habituellement vers une attitude mondanéiste modérée (particulièrement en situation d’alliance de l'Eglise et de l'Etat), alors que sectes et réseaux sont des lieux de liberté spirituelle fondés sur un certain détachement du monde. Chaque fois que le christianisme a eu la tentation de réduire cette diversité pour imposer un modèle uniforme, il l'a payé lourdement par des divisions et des schismes, comme au moment de la Réforme protestante en Europe. Et de même, lorsqu’il a eu l’intelligence de promouvoir cette diversité (par exemple en cherchant à articuler harmonieusement les rôles du clergé séculier et des ordres religieux), il a recueilli des fruits abondants non seulement pour lui-même, mais aussi pour le développement humain (et donc également économique) de la société.
De cette affirmation, on peut fournir plusieurs illustrations dans l'histoire de l'Occident chrétien. D'abord au 8ème siècle, après le chaos des invasions barbares, la tentative de reconstruction carolingienne s’appuiera sur le réseau des abbayes, seules structures à avoir survécu et à avoir conservé l’héritage culturel de l’Antiquité. Plus significative encore apparaît la période des 10ème au 13ème siècles, considérée aujourd’hui par beaucoup d’historiens comme la première révolution technologique de l’Europe, celle qui allait contribuer durablement (bien davantage que la Renaissance qui restera une affaire d'intellectuels) à créer le « gap » de puissance entre ce continent et le reste du monde. Comme je l’ai montré (après bien d’autres) dans un article16, ce sont les moines cisterciens, dont les maisons couvraient toute l'Europe, qui durant cette période ont été le fer de lance de l'innovation aussi bien technique, qu'économique et sociale. A l'époque moderne et pour ce qui est de la période qui va du 17ème à la fin du 19ème siècle, il suffit de rappeler les analyses
15 Op. cit., Archives de sociologie des religions
16DONNADIEU Gérard, Management interculturel et leçons de l'histoire : l'ordre cistercien, Personnel, n° 403, octobre 1999.
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de Max Weber17 quant au rôle joué par les puritains (sorte de réseau protestant informel) dans la révolution industrielle capitaliste et la montée de l'économie moderne. Enfin, pour ce qui concerne la période contemporaine, on peut faire référence aux nombreux travaux sociologiques montrant le rôle important de groupes ou mouvements chrétiens, structurés en réseaux, dans la modernisation de pans entiers de l’économie. Ainsi en France de la "révolution paysanne" qui a bouleversé en moins d’un demi-siècle le paysage agricole et dont la plupart des leaders ont été formés et organisés par la J.A.C (Jeunesse Agricole Chrétienne). Et de même au Québec18 où les chefs d’entreprise catholiques ont su inventer un mode original de management.
Ces périodes de créativité et de mouvement furent généralement courtes, objectera-t-on ! Sans doute, encore que leur durée ait été le plus souvent supérieure au siècle. Mais le fait qu'elles se soient renouvelées à maintes reprises dans l’histoire démontre en tout cas que le moteur chrétien, fonctionnant sur le cycle à deux temps du modèle de Troeltsch, est resté en permanence actif, ne réclamant que des circonstances favorables pour se ré-enclancher. D'un point de vue systémique, le mécanisme peut se représenter de la manière suivante sur la boucle de rétroaction religion-société.
Propose et oriente
Interpelle
SOCIETE
Déstabilisations d'origine diverse
RELIGION
Génératrice potentielle de variété
Par suite de sa conception de la transcendance et de la pluralité de ses formes d'organisation, comme l'ont montré Gauchet et Troeltsch, le christianisme est potentiellement porteur de diversité et d'invention (en systémique, on parlerait d'un générateur de variété). Mais cette capacité ne peut se manifester que si le christianisme se trouve interpellé par la société à la suite d'une déstabilisation de celle-ci, déstabilisation pouvant être soit d'origine endogène (par exemple une crise économique ou politique), soit d'origine exogène (par exemple une invasion étrangère ou l'introduction importée d'une technologie nouvelle). De plus, il faut que la société, au travers du pouvoir politique, n'exerce pas sur lui un contrôle trop fort et lui laisse une plage de liberté. Ce dernier point explique sans doute pourquoi le christianisme occidental, qui a distingué très tôt entre le pouvoir temporel des princes chrétiens et le pouvoir spirituel de l'Eglise et du pape (puis des diverses Eglises dans le protestantisme) s'est montré plus créatif que le christianisme oriental, trop lié au pouvoir de l'empereur byzantin, puis des divers pouvoirs nationaux qui lui ont succédé (on peut en voir encore aujourd'hui un avatar dans la Russie post-communiste et cela malgré soixante dix ans d'athéisme d'Etat qui semblent n'avoir été qu'une simple parenthèse!).
17 Op. cit. ,L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
18 AKTOUF Omar, BEDART Renée, CHANLAT Alain, Management, éthique catholique et esprit du capitalisme : l’exemple québécois, Sociologie du travail, n°1, 1992 16
4. CONFUCIUS ET BOUDDHA ONT-ILS A VOIR AVEC LA CROISSANCE ASIATIQUE ?
Mais alors, s’étonnera-t-on, comment expliquer l’extraordinaire développement économique de pays d’Asie qui n’ont jamais été influencés par l’Occident et le christianisme, sinon tout récemment et encore de façon marginale ? L’objection est sérieuse et mérite considération. Le modèle de Troeltsch peut-il s’appliquer aussi au cas asiatique dans ce qui fonde l’originalité de ces pays, c’est à dire leur héritage religieux ?
4-1. Réflexions sur le cas japonais
Après le Japon, premier pays asiatique à s'être lancé voici plus d'un siècle (révolution Meiji, 1867-1868) dans la voie de l'économie moderne et y avoir brillamment réussi, il y eut dans les années 80 la croissance à deux chiffres des cinq petits dragons (Hon Kong, Singapour, Taiwan, Corée du Sud, Thaïlande) dont certains ont atteint le niveau de richesse occidental. Aujourd’hui, c'est vers d'autres pays de la même région que les yeux se tournent : le Vietnam en pleine ébullition marchande et surtout l'immense Chine qui se libère du carcan économique du communisme à défaut de sa dictature politique.
Qu'y a-t-il de commun à tous ces pays, sinon un même noyau culturel constitué pour l'essentiel depuis plus de quinze siècles par l'héritage du confucianisme et du bouddhisme ? Peut-on voir alors dans cet héritage religieux un des déterminants importants, sinon le déterminant principal, de la spectaculaire réussite économique asiatique ? Economiste d'origine japonaise, professeur à la London School of Economics à Londres, Michio Morishima19le pense et s'est essayé à transposer l'approche de Max Weber au cas bien précis du développement économique du Japon.
Morishima voit dans la forme japonaise prise par le confucianisme le moteur de la réussite de son pays. En traversant la mer du Japon, puis sous l'influence de la réforme Taika au 7ème siècle, le confucianisme aurait perdu une partie de son caractère humaniste d'origine pour se réduire à une exaltation de l'harmonie du clan où la loyauté et le dévouement au seigneur sont devenus les vertus essentielles. Pour Confucius la bonté, étendue à l'ensemble du genre humain, était la vertu suprême…et cela autorisait dans certains cas à faire preuve d'indépendance (relative) par rapport aux pouvoirs. Dans le confucianisme japonais par contre, on ne retient que cinq des neuf vertus confucéennes (la loyauté, le courage, la fidélité, la frugalité, le rituel) la bonté disparaissant. Par ailleurs, le Japon reprend à son compte tout ce qui faisait la force de la bureaucratie chinoise: l'enseignement confucéen, le système des examens, l'instauration d'un corps de fonctionnaires, etc.
Cette évolution se serait réalisée, d'après Morishima, par suite de l'obligation pour le confucianisme de composer avec la religion locale, le shintoïsme, à l'esprit nationaliste et conquérant. C’est le shintoïsme qui aurait joué, à la fin du 19ème siècle, un rôle d'aiguillon dans le réveil du Japon et sa volonté de s'approprier les technologies occidentales. Mais c'est le confucianisme qui aurait forgé les qualités morales permettant à tout un peuple, tout au long du 20ème siècle, de réussir cette appropriation. Pour Morishima: "Face aux grandes puissances mondiales, les idéologies confucéenne et shintoïste oeuvrèrent de conserve: le
19 MORISHIMA Michio, Capitalisme et Confucianisme- Technologie occidentale et éthique japonaise Flammarion, 1987.
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confucianisme convenant parfaitement à l'instauration d'un régime de monarchie constitutionnelle basé sur une bureaucratie moderne; le shintoïsme, quant à lui, pouvant aisément servir de catalyseur pour promouvoir le nationalisme".
Ecrivant cela, Morishima ne méconnaît pas, bien au contraire, le caractère mondanéiste du confucianisme, tout entier guidé par un souci d’adaptation de l'être humain au monde tel qu'il est selon une éthique d'harmonie universelle. Il renforce même considérablement ce caractère par le rôle qu'il fait jouer au shintoïsme! Mais il est remarquable que dans toute son analyse, il ne prenne pratiquement pas en compte l'héritage bouddhiste, lequel remonte pourtant au 6ème siècle et a laissé au Japon de nombreuses et durables réalisations. Pour lui, il s'agit d'un élément secondaire de l'histoire japonaise, uniquement présent en matière caritative et sans véritable effet sur le développement. Il écrit: "Contrairement à la philosophie politique confucéenne qui s'adressait surtout aux souverains et à leurs vassaux, le bouddhisme, pour sa part, se préoccupait essentiellement de porter secours aux gens qui étaient dans la détresse matérielle ou morale. Tandis que le confucianisme insistait sur les vertus de loyauté et de sacrifice de soi, le bouddhisme considérait la miséricorde envers toute créature vivante comme la qualité humaine la plus importante". Bref, pour Morishima, les spécificités du confucianisme japonais suffisent à expliquer l'envolée économique du pays du soleil levant.
Tout en reconnaissant l'intérêt de l'analyse de Morishima qui s'inscrit incontestablement dans la tradition de Max Weber, il est permis d'avoir quelques doutes sur sa pertinence. La spécificité japonaise d'un confucianisme nationaliste et militaire peut sans doute rendre compte du basculement brutal, en 1868, d'une situation d'isolationnisme intégral à une ouverture sans frein à l'Occident ; elle n'explique pas pourquoi (et pour cause) les autres pays du Sud-Est asiatique, tous de tradition confucéenne et bouddhique, suivent aujourd'hui les traces du Japon. Bref, il y a dans le cas japonais, par-delà sa spécificité historique, une configuration archétypale qu'il convient d'expliquer. Et c'est alors que la prise en compte du bouddhisme s'avère nécessaire.
4-2. Le développement asiatique au crible du modèle de Troeltsch
En effet et c'est bien là le paradoxe, en mettant très fort l'accent sur la seconde attitude postulée par le modèle de Troeltsch (celle du détachement du monde) le bouddhisme va rendre un service éminent à la société asiatique.
Par suite de son caractère ouvertement escapiste (pour le disciple, l'objectif est d'échapper au monde illusoire et éphémère du samsara grâce à une ascèse de détachement et de contemplation qui conduit à l'éveil ou nirvana), le bouddhisme a pu être considéré comme la religion la plus anti-économique qui soit. Edward Conze, un des meilleurs bouddhologues contemporains, écrit par exemple20 : "Le bouddhisme décourageait partout l'accumulation de biens matériels aux mains des individus ; il encourageait les gens, bien plutôt, à abandonner toute richesse et à l'investir en oeuvres pie, comme il a été fait durant tant de siècles en Birmanie et au Tibet".
Mais c'est justement pour cette raison que le bouddhisme se montre capable d'exercer une influence antagoniste de celle du confucianisme, directement investi lui dans le maintien et le bon fonctionnement de l'ordre social. Il rééquilibre et surtout dynamise la boucle de rétroaction religion/société du modèle troeltschien. C’est ce que met clairement en évidence le
20 CONZE Edward, Le bouddhisme dans son essence et son développement, Petite Bibliothèque Payot/Documents, 1995.
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schéma ci-après, issu du modèle de Gauchet, sur lequel j’ai représenté en trait pointillé ce qui est dû au confucianisme et en trait plein l’apport du bouddhisme.
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Ainsi peut-on considérer que les comportements d'altruisme, d'oubli de soi, de sens du service, d'égalité d'humeur, de recherche de la qualité, souvent observés dans le fonctionnement des entreprises japonaises puis asiatiques, ne sont pas sans quelque rapport avec des attitudes directement inspirées du bouddhisme et que celui-ci sait développer: vacuité, non-dualité, rapport moi/monde et moi/autres faiblement antagonistes, mortification de l’égo, culte de l'action pure, concentration, discipline mentale, etc. Il n'est d'ailleurs pas
rare que des managers japonais fassent explicitement référence au bouddhisme comme règle de vie pour orienter leurs décisions professionnelles. Je me souviens de ma surprise, lors d'un voyage d'étude au Japon en 1988, en écoutant un des dirigeants du groupe Sumitomo nous faire un véritable sermon sur la manière bouddhiste de diriger une entreprise. Je le cite:"Je pense que de porter tant soit peu un regard sur la conception bouddhiste de l'existence pourrait aider à apporter des améliorations au fonctionnement de chaque entreprise".
Naturellement, toutes les écoles bouddhiques n'ont pas favorisé au même degré un tel intérêt pour la gestion et la vie des entreprises. Deux d'entre-elles surtout, l'Amidisme (ou bouddhisme de la Terre pure) et le Zen, semblent devoir influencer plus fortement le développement économique du Japon, puis de l'Extrême Orient. Né en Chine au 4ème siècle, le bouddhisme de la Terre pure (Jingtu en chinois, Shin en japonais) met l'accent sur la valeur de la vie dans le monde, vie éthiquement assumée et qui permet, par la confiance mise dans le bouddha Amitabha (ou Amida au Japon), d'atteindre l'éveil. De ce bouddhisme, Edward Conze n'hésite pas à dire: "Seule parmi toutes les écoles bouddhiques, la secte shin a montré durant les cinquante dernières années que le bouddhisme peut s'adapter aux conditions industrielles, même si une pareille adaptation devait passer à tort pour l'abolition même du bouddhisme". Né également en Chine au 6ème siècle sous le nom de Chan, le bouddhisme Zen (c'est le nom japonais) va rechercher l'atteinte de l'illumination et de l'éveil par le recours à des techniques de méditation. Méprisant l'étude des textes, le travail intellectuel, l'abstraction, les exercices de piété, le zen a le culte de l'action pure. Il vise à obtenir une relation directe et
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immédiate à l'absolu par la maîtrise corporelle et plus largement par le contrôle de l'action. De ce fait, il va contribuer largement à développer des pratiques comme l'escrime, le tir à l'arc, les arts martiaux, l'art floral, la décoration,…toutes choses dont on peut voir des transpositions au sein des entreprises sous forme par exemple des démarches de qualité totale, de motivation des hommes et des équipes, de formation des cadres.
Ainsi, contrairement à l'analyse qu'en donne Michio Morishima, on doit considérer que le développement économique asiatique a reposé et repose toujours sur le moteur à deux temps du modèle de Troeltsch :
􀂃 un premier temps qui est celui de l'intérêt pour le monde et dont le confucianisme est effectivement le support,
􀂃 un second temps qui est celui du détachement du monde et dont le bouddhisme est le principe évident.
Ceci explique pourquoi le Japon peut être suivi aujourd'hui par tous les pays d'Asie qui ont en commun la même tradition confucéo-bouddhique. Ce que cette tradition a été capable de réaliser au pays du soleil levant, il n'y a aucune raison pour qu'elle ne le réussisse pas également en Corée, au Vietnam et en Chine.
Les développements économiques de l’Occident et de l’Asie se distingueraient alors, en matière de déterminants religieux, par la différence suivante :
􀂃 en Occident le christianisme pouvait se suffire à lui-même, sous réserve de circonstances favorables permettant à la variété qu'il porte naturellement en germe (grâce à sa doctrine de l'incarnation et de la Trinité) de se manifester;
􀂃 en Asie pour obtenir le même résultat, il a fallu la conjonction de deux religions – le confucianisme et le bouddhisme – qui, par chance, se trouvaient présentes à peu près en proportion semblable dans la culture locale et cohabitaient pacifiquement entre elles depuis plusieurs siècles.
On notera toutefois que là où le christianisme réalisait en profondeur une véritable synthèse dynamique des contraires, l'Asie se contentait d'une simple juxtaposition. C'est sans doute pourquoi, malgré la grande richesse de civilisation de l'Extrême-Orient, le progrès technique, économique et social ne pouvait naître qu'en Occident. En revanche, une fois né, rien n'empêchait l'Asie de se l’approprier et de le mettre efficacement en oeuvre. Ce mécanisme se représente simplement en utilisant la boucle de rétroaction religion-société du modèle de Troeltsch .
Autorise
Choc de la modernité
(venue d'Occident)
Interpelle
SOCIETE
Variété importée
RELIGION
Tolérante à la variété
D'un point de vue systémique, on peut ajouter le commentaire suivant. Société "harmonieuse" et sans doute trop stable pour créer par elle-même de la variété, l'Extrême Orient va la
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recevoir brutalement de l'Occident à l'occasion des grands voyages d'exploration des 16ème et 17ème siècles. Suite à un premier rejet, qui se traduit par la fermeture du Japon et de la Chine aux échanges avec l'Europe, l'appropriation de la modernité occidentale s'avérera cependant possible. Pourquoi? Parce que le corpus religieux de ces pays, constitué comme je l'ai montré de deux religions fort différentes mais qui se complètent, se montre tolérant à la variété; il n'oppose pas de barrière de principe au choc de la modernité et peut même en faire son miel (en intégrant par exemple des concepts philosophiques et religieux venus d'Occident)21.
5. LES INTERROGATIONS SOULEVEES PAR LE MONDE MUSULMAN
C'est un fait d'observation courante que nombre de pays musulmans connaissent aujourd'hui des difficultés pour s'adapter à la modernité. Que ce soit en matière économique (faiblesse des taux de croissance, freins à l'investissement, insuffisance de la formation, pratiques de corruption, etc.), en matière sociale (statut de la femme, droit de la famille, liberté d'association, liberté religieuse, etc.) ou en matière politique (instauration d'un Etat de droit, démocratie, laïcité, etc.) ces pays souffrent d'un certain nombre de handicaps dont la source est clairement à situer dans les comportements des acteurs sociaux, comportements eux-mêmes entretenus par la culture dominante. Et pour ce qui est des pays musulmans fortunés, car détenteurs de ressources pétrolières comme l'Arabie saoudite et les émirats, cette rente pourrait bien s'avérer à terme plus néfaste qu'utile; lorsque leurs gisements seront épuisés, se posera en effet le redoutable problème de la reconversion de toute une population qui a pris des habitudes de facilité et qui n'a pas su toujours investir dans le développement durable.
Pour nombre d'observateurs, ces handicaps culturels auraient leur source dans l'islam, religion qui a façonné depuis plusieurs siècles la culture de ces pays. Mais cette réponse soulève autant de problèmes qu'elle en résout et appelle pour le moins une analyse nuancée. Il reste en effet à expliquer pourquoi l'islam se serait montré hautement créatif durant toute une première phase de son existence avant de verser, lors d'une suivante, dans l'immobilisme. Les modèles de Gauchet et de Troeltsch donnent-ils quelque lumière à ce sujet?
5-1. Le rapport religion-société dans l'islam
A la fin de ma présentation de la socio-anthropologie historique de Marcel Gauchet, j'ai indiqué que le losange qui récapitule son modèle était susceptible de prendre différentes configuration selon le type de religion de salut. Et il est de fait que l'islam va lui donner une figure bien particulière.
21 L'extraordinaire aventure qui dura deux siècles des jésuites astronomes, peintres et philosophes à la cour des empereurs de Chine vient en illustration de cette affirmation. 21
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Théocentrisme radical fondé sur l'unicité absolue de Dieu, marqué plus qu'aucune autre religion par la transcendance divine, l'islam oriente le losange à partir du pôle D: un Dieu maître de Tout qui attend de sa créature une parfaite soumission (ce qui est étymologiquement le sens du mot islam). Cette toute puissance de Dieu se manifeste à la fois en direction de la nature, du sujet pensant et de la société.
Suivant l'expression de l'historien Rochdy Alili22, la nature s'y présente comme une "création enchantée". Rien ne s'y déroule sans que cela ne découle de la volonté de Dieu, agissant par l'intermédiaire de ses anges et selon son bon plaisir. Sans autonomie véritable, la nature est tout entière suspendue au bon vouloir divin.
Pour l'homme conscient , la seule attitude raisonnable consiste à la remise de lui-même entre les mains de Dieu. Pour cela, il lui faut adhérer de toute sa volonté aux vérités qu'Il nous a révélées par le Coran, obéir à ses commandements et lui rendre un culte par la pratique méticuleuse des cinq piliers de l'islam.
Vis à vis de la société enfin, et c'est ce qui nous intéresse ici, l'islam a multiplié les prescriptions, tantôt sous forme d'interdits, tantôt d'obligations, concernant l'organisation de la vie collective. L'obligation coranique initiale de "commander le bien et d'interdire le mal"(Coran 3, 106) a été précisée et enrichie par les hadiths (paroles attribuées au prophète ou à ses compagnons) pour donner naissance à la loi islamique (charia) consignée dans la tradition (sunna) puis traduite dans le droit musulman (fiqh). Ce constat amène l'islamologue Louis Gardet23 à dire que si l'islam est une religion, il est également "une communauté dont le lien religieux fixe, pour chaque membre et pour tous les membres ensemble, les conditions et les règles de vie…Bien immédiat de la cité terrestre, bien immédiat de chaque croyant dans la vie future, tout est donné en un tout que l'islam sans doute n'a pas créé jusqu'en ses moindres détails, mais que l'islam, et jusqu'aux moindres détails, pénètre et anime".
22
22 ALILI Rochdy, Qu'est-ce que l'islam?, La Découverte 2000
23 GARDET Louis, L'Islam, religion et communauté, Desclée de Brouwer, 1970
Et Rochdy Alili, projetant son regard d'historien sur quatorze siècles de civilisation musulmane, écrit de même:"Ainsi, pendant presque toute son histoire et sur l'essentiel des territoires musulmans, la société islamique put apparaître comme une théocratie sans guide spirituel, sans Eglise et sans clergé, mais avec un chef temporel [le calife] qui pouvait nommer un personnel judiciaire légiférant et jugeant en référence à une loi divine", appréciation qui rencontre à nouveau celle de Louis Gardet définissant la société musulmane idéale comme une "théocratie laïque (car il n'y a pas de sacerdoce en islam) et égalitaire".
Me situant dans les catégories sociologiques du modèle de Troeltsch, j'en conclurai que si l'islam, par la nature de sa référence au transcendant, est originellement plutôt d'essence escapiste (se détacher du monde pour se soumettre à Dieu seul), la mise en oeuvre qu'il en fait une fois parvenu au pouvoir est principalement mondanéiste (soumettre la société entière à l'ordre intemporel voulu par Dieu). Dans la boucle de rétroaction religion-société, seule subsisterait alors la flèche 1 (détermination de la société par la religion).
5-2. Raisons d'un essor et raisons d'un déclin
Sans prétendre tout expliquer et évacuer les multiples causes contingentes qui ont pu jouer, comme pour tout phénomène complexe, au cours de quatorze siècles d'histoire musulmane, je souhaite maintenant montrer comment le rapport singulier instauré entre la religion et la société va être facteur, dans un premier temps, de l'extraordinaire essor de la civilisation islamique avant de devenir, dans un second temps, la cause de son déclin.
a) Le siècle conquérant des Omeyyades
On peut supposer que pour la poignée de guerriers venus d'Arabie, soudés initialement autour du prophète et qui portèrent en moins d'un siècle la foi musulmane aux confins de l'Europe du Nord, de l'Inde et de la Chine, cette fantastique conquête apparut comme le signe même de la bénédiction divine. Des empires puissants, à l'antique et haute civilisation comme les empires perse et byzantin, avaient été balayés en quelques années!
Le califat omeyyade (661-758) installé à Damas, eut en charge la conduite de cette conquête et l'organisation des pays soumis. Mais les conquérants musulmans n'étaient qu'un petit nombre et pour administrer les provinces, ils eurent besoin de la collaboration des élites locales qui, ne l'oublions pas, disposaient d'un niveau culturel bien supérieur, dans l'ensemble, à celui des envahisseurs. La chose fut facilitée, dans un premier temps, par l'attitude tolérante des nouveaux maîtres envers les religions locales lorsqu'il s'agissait de monothéismes (que l'islam reconnaît en prévoyant pour leurs fidèles un statut spécial de "protégé" ou dhimmi). Or tel était bien le cas des populations chrétiennes ou juives de Syrie, de Palestine, d'Egypte, d'Afrique du nord et d'Espagne, ou zoroastriennes d'Iran et d'Irak.
Après avoir conduit l'empire musulman à sa plus grande extension territoriale, la dynastie omeyyade le dota d'une solide armature administrative, mit en place les instruments d'un commerce efficace (monnaie, marchés, ports) et reprit à son compte les traditions urbaines, architecturales et intellectuelles des byzantins et des perses. Une partie des élites locales sur lesquelles s'appuyaient les Omeyyades commença même à se convertir à la religion des nouveaux maîtres, religion qui ne leur apparaissait pas très éloignée de certaines formes du
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christianisme. Ainsi se forma "la civilisation classique de l'islam, que le temps des Abassides ne fera que porter à son apogée".24
b) Le siècle d'or des Abassides
Le califat abbasside, installé à Bagdad, occupe un demi-millénaire (750-1258) de l'histoire de l'islam. Mais c'est seulement au cours de sa première période (750-945) que l'on peut situer le point d'incandescence de la civilisation islamique (en gros le 9ème siècle). Sensiblement à la même époque, cet âge d'or aura un équivalent dans les héritiers du califat omeyyade, exilés à Cordoue en Espagne, califat qui durera jusqu'en 1031.
De grands califes comme Haroun al-Rachid (786-801) et al-Mamoun (813-833) se montrent de remarquables administrateurs des richesses matérielles et culturelles des provinces de l'empire. Ils en reconnaissent et en valorisent les diversités. Pour cela, ils s'appuient largement sur les élites locales quelles qu'en soient leurs origines. Ainsi, ils n'hésitent pas à faire appel à des architectes, urbanistes, artistes, financiers, diplomates,…juifs et chrétiens. La vie économique devient très active et un important trafic commercial s'instaure entre l'Orient et l'Occident. Bagdad est le siège d'une vie intellectuelle intense: joutes poétiques, création littéraire et artistique, introduction des sciences profanes et notamment de la philosophie empruntées à la Grèce et à l'Inde. C'est aussi l'époque où se constituent, dans un climat de recherche et de libre interprétation des textes coraniques (ijtihad), la théologie et le droit islamiques. On achève la recension des hadiths du prophète, on écrit ses biographies (sira), la discussion théologique est intense et va permettre la fixation de la tradition (sunna) et du droit musulman (fiqh). Il est d'ailleurs révélateur que parmi les quatre grandes écoles jurisprudentielle de l'islam, les premiers Abassides aient fait choix de la plus libérale et la plus ouverte: le hanéfisme.
Bref, on peut dire que tout au long de cette période, une religion facteur d'ordre et de cohésion sociale, mais encore très partiellement explicitée en termes de normes du croire et de règles de droit, a su organiser une société à forte richesse et diversité initiales (que l'on appelle variété en systémique). La boucle de Troeltsch a pu alors fonctionner en spirale de développement comme le montre le schéma suivant.
Organise et structure
SOCIETE
A forte variété initiale
RELIGION
En cours de structuration
Enrichit
Il est particulièrement révélateur que ce soit dans ce climat d'ouverture intellectuelle et religieuse qu'ait pu naître et se développer le courant mystique de l'islam, le soufisme.25Les
24 SAUVAGET J. cité par Dominique SOURDEL, L'Islam, Que sais-je? n°355, PUF 1984
25 Selon les philologues, le mot soufi viendrait étymologiquement de souf qui désigne la laine. Il renverrait alors à la robe de bure dont étaient vêtus les moines chrétiens et que les premiers soufis avaient, semble-t-il, adoptée.
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grands maîtres soufis appartiennent pour la plupart à cette période: Rabia, une femme (721-801), Mohasibi (781-857), Misri (796-860), Bistami (800-874) et surtout al-Hallaj (858-922). Le martyre de ce dernier à Bagdad en 922, où il est crucifié, marque symboliquement la fin de cette période d'ouverture et de grande créativité.
c) Le temps de la décadence
Le martyre d'al-Hallaj peut être pris comme point de repère pour dater ce que les musulmans appellent la fermeture de l'ijtihad. Officiellement, les "les portes de l'ijtihad" ne furent déclarées fermées que par le calife el-Hakam au 11ème siècle. Mais en fait, la fermeture était acquise sur le plan théologique dès la fin du 9ème siècle, même si en matière de philosophie et de sciences profanes, la liberté de recherche subsistera tant bien que mal jusqu'au 12ème siècle. Après cette date, l'ijtihad sera en ce domaine également fermée et le monde musulman connaîtra un durcissement de sa pensée qui va progressivement le stériliser et l'endormir dans une culture de répétition! Cela d'autant plus facilement que les divers aiguillons de création qui provenaient jusque là de l'intérieur même d'une société caractérisée par sa diversité culturelle d'origine, vont s'évanouir. Les élites chrétiennes et juives disparaissent peu à peu par suite d'un mouvement lent mais inexorable de conversions à l'islam, conversions partiellement forcées et partiellement spontanées, ne serait-ce que pour échapper à l'impôt spécial pesant sur les dhimmis et pour pouvoir accéder aux emplois publics supérieurs, emplois de plus en plus réservés aux seuls musulmans. Dans le même temps, le soufisme devient suspect, et après al-Hallaj nombreux seront les soufis à être persécutés, voire martyrisés. Pour l'islam orthodoxe, particulièrement sunnite, il convient d'affirmer la supériorité de la soumission aux commandements de Dieu et à la loi islamique sur toute forme d'effusion mystique. Depuis, cette position n'a guère changé.
Dans ces conditions, la boucle de Troeltsch prend peu à peu la forme suivante, typique d'une situation de blocage et d'immobilisme, génératrice d'un équilibre social qui peut durer des siècles si rien ne vient de l'extérieur le bousculer.
Normalise et rigidifie
Stérilise
SOCIETE
En forte perte de variété
RELIGION
Aux formulations "définitives"
5-3. Le piège de l’islamisme
C'est dans la situation d'endormissement qui vient d'être décrite que le monde musulman va se trouver soumis, à partir du 19ème siècle, au choc terrible de la modernité venue d'Occident. Sur
Dans la controverse des soufis avec les théologiens orthodoxes, les premiers faisaient référence à un hadith selon lequel "le prophète aimait la laine", à quoi les seconds répliquaient par un autre hadith selon lequel "le prophète préfère le coton".
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le plan militaire d'abord, puis économique et politique, il découvre la redoutable efficacité de la culture occidentale qui vient déstabiliser sa société et va le conduire à s'interroger sur la valeur de sa propre culture.
Dans un premier temps, des réponses vont être cherchées dans le décalque pur et simple du modèle occidental, quitte à mettre en veilleuse la référence à l'islam et à limiter son rôle au seul domaine du culte. Cette voie de la laïcisation de la société sera choisie, dès 1923, par Kémal Atatürk en Turquie, puis par Habib Bourguiba en Tunisie au moment de l'indépendance (en 1957) ainsi que par le dernier shah d'Iran avant l'avènement de la république islamique en 1979. Mais plus nombreux seront les pays musulmans qui penseront trouver leur salut dans la voie anti-impérialiste du socialisme, inspirée du marxisme et du communisme soviétique alors au faîte de sa puissance. Cela sera dans un premier temps le choix de l'Egypte, des partis Baas au Moyen Orient et plus nettement encore de l'Algérie.
L'échec, partiel ou total dans le cas du socialisme, de ces différentes réponses va être douloureusement vécu par d'innombrables musulmans. Se tournant vers leur glorieux passé et la religion qui en fut l'âme, ceux-ci penseront y trouver le remède aux maux d'aujourd'hui. Ainsi est né et s'est gonflé l'islamisme, sur la base d'écrits longtemps passés inaperçus de réformateurs radicaux, égyptiens et pakistanais,26 des années 1920-1940. Pour eux, le salut ne peut venir que de l'instauration d'un Etat islamique, conçu sur le modèle idéal de Médine au temps du prophète, gouverné par des guides éclairés, équitables et justes, faisant appliquer dans toute leur rigueur les principes de la charia tels qu'ils sont consignés dans le fiqh. Toute la vie sociale se trouve alors organisée, jusque dans ses moindres détails, selon les volontés prêtées à Dieu par le Coran et la sunna. C'est un tel programme que les islamistes ont voulu appliquer en prenant le pouvoir, au besoin par la lutte armée, dans un certain nombre de pays. Opération réussie en Iran et en Afghanistan, non atteinte ailleurs mais en donnant lieu, comme en Algérie et en Egypte, à de terribles violences.
Je souhaiterais montrer, en prenant l'exemple de l'Iran, pays dans lequel je fis en mai 1999 un passionnant et fructueux voyage d'observation et d'étude27, en quoi la réponse islamiste est tout à fait illusoire et débouche au final sur un monumental échec. Je ne suis pas le seul à partager cette analyse; elle est également faite, mais sur un plan beaucoup plus large, par le sociologue français, spécialiste de l'islam, Gilles Kepel28.
Lorsqu'en Iran, sous l'égide de l'imam Khomeïni, les religieux prennent l'intégralité du pouvoir au début des années 1980, ils font une fixation quasi obsessionnelle sur l'application des préceptes de l'islam et la nécessité d'éradiquer tous les apports occidentaux. En quelques années, toute la législation libérale antérieure, jugée d'inspiration occidentale, est abrogée pour être remplacée par des lois nouvelles en accord avec la charia. Cette chape rigoriste tombant sur une population déjà largement urbanisée et éduquée, qui a goûté pour une part aux plaisirs de la modernité, va produire des effets surprenants. Comme souvent en systémique, lorsque l'on a affaire à des situations à haute complexité, on va voir se multiplier les effets pervers, contre-productifs, paradoxaux. Plutôt que de se révolter, le peuple semble avoir une extraordinaire capacité d'endurance, les Iraniens ont peu à peu réagi en multipliant
26 En particulier l'égyptien Hasan al-Banna (1906-1949) qui fonda les Frères musulmans et le pakistanais Abou Mawdoudi (1903-1979) qui fonda la Jamaat islami, mouvement radical à la fois religieux et politique d'où devait sortir plus tard les talibans d'Afghanistan.
27 Une synthèse de mes observations a été publiée sous forme d'un article: "Relations pathologiques entre religion et culture en Iran", Revue Défense, n°86, décembre 1999
28 KEPEL G.: Jihad, expansion et déclin de l'islamisme, Gallimard, 2000
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les détournements insidieux de la loi, en élargissant leurs zones de liberté privées, en grignotant les contraintes. L'observateur attentif en rencontre de multiples exemples: multiplication des paraboles TV pourtant interdites, soirées privées où se retrouvent jeunes gens et jeunes filles (voile islamique bien entendu ôté) pour danser sur des musiques occidentales et visionner les derniers films hollywoodiens, utilisation des téléphones portables pour les rencontres amoureuses dans les lieux publics, réseau illicite de points de vente d'alcool (la prohibition paraît même jouer en faveur de la consommation), généralisation des prénoms pré-islamiques donnés aux enfants, floraison d'une presse contestataire qui renaît ailleurs aussitôt qu'interdite, etc. Dans la boucle de rétroaction religion-société, au raidissement de la loi religieuse imposée à la société par voie de coercition administrative et policière, répond de plus en plus un détournement de cette même loi par la société civile.
Il est clair qu'un tel mode de fonctionnement est tout à fait pathologique. Plus la société civile s'efforce de grignoter et de détourner les règles, plus le pouvoir politique et religieux (ils ne font qu'un!) est tenté de répondre par un surcroît de réglementation et de contrainte. On se trouve donc dans la situation paradoxale où à la fois les tolérances s'accroissent en même temps que les durcissements. Les deux pôles de la boucle ne peuvent donc, dans ces conditions, que diverger de plus en plus jusqu'à l'implosion inévitable. Sur un plan général, ce type de fonctionnement pathologique a été remarquablement analysé par le systémicien américain Paul Watzlawick sous le nom de "toujours plus de la même chose".29 Le système est dans une sorte d'équilibre métastable qui risque de se rompre brutalement dès qu'un événement facilitateur surviendra.
Impose et raidit
Choc de la
modernité
(venue de l'Occident)
SOCIETE
Variété importée
RELIGION
Aux formulations "définitives"
Détourne et subvertit
A quelles conditions serait-il possible de sortir de ce piège mortel et de redonner au monde musulman la créativité qui fut la sienne jadis? Il n'appartient sans doute pas au sociologue que je suis de le dire. Mais le systémicien peut faire une remarque. Cela ne sera possible qu'en ré-injectant de la variété des deux cotés de la boucle de Troeltsch, c'est à dire à la fois dans le pôle société et dans le pôle religion:

du coté de la société en l'ouvrant largement sur le reste du monde; en favorisant les échanges culturels avec les autres civilisations; en reconnaissant l'autonomie de la société civile, notamment en matière de libertés de pensée, d'expression, d'association,…ce qui inclut bien entendu les libertés économiques et la liberté religieuse ( qui suppose d'avoir la religion de son choix, de pouvoir en changer, ou de ne pas en avoir). On mesure ce qu'un tel programme, qui n'est rien d'autre que celui
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29 WATZLAWICK P.: Une logique de la communication, Seuil, 1979
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d'une démocratie ouverte et pluraliste, peut représenter de défi pour le pouvoir politique en pays musulman!
du coté de la religion en acceptant la remise en cause d'un discours théologique figé, hérité du 9ème siècle quand ce n'est pas de la période même des compagnons du prophète. Cela suppose à peu prés sûrement, comme le réclament quelques trop rares intellectuels musulmans vivant pour la plupart en Occident, une réouverture de l'ijtihad. Une réouverture pour le moment très problématique, comme le note non sans tristesse Mohammed Arkoun,30 professeur à la Sorbonne: "La démarche critique que je préconisais il y a plus de dix ans pour [renouveler] la tradition islamique…est restée lettre morte. Le recours à la lecture historienne critique ou à l'interrogation anthropologique…sont impensables. Ainsi, l'ouverture du vaste chantier de la formation historique et de l'authenticité des corpus officiels…et à fortiori du Coran, demeure un tabou absolu". Ici, c'est aux autorités religieuses de l'islam que s'adresse le défi.
30 ARKOUN M.: "L'islam actuel devant sa tradition", Conférence au Colloque organisé par l'Académie internationale des sciences religieuses, Athènes 1995

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