mercredi 24 mars 2010

L'islam est-il soluble dans le Mecca Cola?

Boubekeur Amel, « L’islam est-il soluble dans le Mecca Cola ? Marché de la culture islamique et nouveaux supports de religiosité en Occident » in Maghreb Machrek, n°183, Printemps 2005.



L’ISLAM EST-IL SOLUBLE DANS LE MECCA COLA ?
MARCHÉ DE LA CULTURE ISLAMIQUE ET NOUVEAUX SUPPORTS DE RELIGIOSITÉ EN OCCIDENT




Amel BOUBEKEUR






Avec l’émergence d’une culture islamique urbaine en France, de plus en plus de jeunes musulmans pratiquants3 s’éloignent de l’ascétisme pieux prôné par l’identité islamiste4 des premières heures. Nombre affirment aujourd’hui leur islamité en mangeant des hamburgers halal et en écoutant du rap islamique5, portent un sweat-shirt à capuche portant l’inscription Moudjahidine (combattant) et sirotent du Mecca Cola. Afin de gérer son rapport à la modernité dans son versant le plus médiatisé (la consommation), le « jeune » islam européen remet en question l’opposition présentant l’adoption de symboles occidentaux comme antithétique avec une religiosité islamique pratiquante. En réinterprétant islamiquement la consommation occidentale, cette nouvelle génération de musulmans réislamisés6 semble partagée entre sa capacité à s’inscrire quotidiennement dans une modernité réflexive7 (i.e gérant de façon cognitive et autonome les effets du changement), et la gestion de l’héritage d’un imaginaire islamiste sur-politisé, médiatisé, particulièrement depuis le 11 septembre, comme étant en conflit permanent avec les symboles occidentaux8. Face à cette nouvelle génération de consommateurs, le discours consistant à exhorter le musulman pratiquant à rejeter les biens matériels impurs et préférer s’assurer les plaisirs de l’autre monde, ne semble en tous cas plus guère fonctionner.

Grâce à la circulation d’objets religieux9 modernes et islamiques, dont la récente visibilité est d’ailleurs subordonnée à la présence des musulmans en Occident, de nouvelles pratiques culturelles émergent, conférant à leurs consommateurs et producteurs une légitimité et une visibilité islamiques nouvelles, tant sur le plan du militantisme politique, de l’orthodoxie religieuse que de l’inscription identitaire dans l’Oumma (ici, la communauté des croyants).

Il semble que l’Occident et l’éclatement de ses autorités musulmanes incapables finalement de promouvoir et d’orienter de façon collective la vie quotidienne des musulmans, favorisent une socialisation islamique s’effectuant via la consommation de nouveaux objets religieux sur le marché islamique en Europe, et non plus seulement à travers l’inscription dans une militance politique islamiste associative ou institutionnelle. Ces objets diffusent, de façon symbolique, une subjectivité islamique de la modernité qui passe par la consommation. Un système de croyances et de représentations relatif à un islam public10 est ainsi concrétisé, visibilisé par la mise en circulation de produits identifiables comme islamiques. Comment expliquer en Occident, le déplacement de l’identité islamique d’objets religieux traditionnels et strictement théologiques dont nous étudierons l’historique plus bas, à de nouveaux objets islamiques, supports de religiosité moins évidents et proches des standards de la culture occidentale ?

DES PRODUITS QUI METTENT EN SCÈNE LA MODERNITÉ ISLAMIQUE

Les nouveaux objets islamiques et leurs lieux de vente

Le marché des objets religieux islamiques en Europe est un marché très jeune ayant émergé depuis la fin des années 90. Très dynamique, de nouveaux produits sont régulièrement mis en vente. On peut ainsi trouver toutes sortes d’offres sans une vraie stratégie de spécialisation sur un produit, hormis le fait qu’il soit rattaché à l’univers symbolique musulman. De façon non exhaustive, le domaine de la consommation alimentaire a vu naître en Europe une série de marques de soda tels que Mecca Cola, Muslim up ou Qibla Cola (en Angleterre), et de restauration rapide halal qui, pour l’instant officieuses, souhaitent se constituer en chaînes tel Mecca Burger, Halal fried chicken, Mr Djej, etc.

Dans l’habillement, des marques de vêtements dites « éthiques11 » et islamiques ont vu le jour. Himaya (en Belgique), Bilal ou encore Moudjahidine, dans un style sportswear avec pull, polo, écharpes Hip Hop, les logos étant stylisés dans une inspiration musulmane. D’autres marques américaines se sont installées en Europe, la plus remarquable étant la Dawah wear company, entreprise américaine créée en 1994 dont la branche française a été lancée par le basketteur star Tariq Abdulwahad en 2004, ou encore Shukr ligne de vêtements islamiques lancée par Dawwod Ya-Sin se définissant lui-même comme ancien couturier « hype » américain converti.

Enfin dans le champ des loisirs, on trouve des poupées islamiques telle la « Barbie » voilée « Razanne », des comptines pour enfants chantées par Youssouf al Islam, alias Cat Stevens, des jeux de société familiaux comme « L’islam en 3500 questions » ou « Les piliers : sur la piste de l’islam », sortes de « Trivial Pursuit » islamiques, des logiciels informatiques « islamiques » technicisant le savoir religieux ancestral, ou encore de nouvelles montres high-tech appelant entre autres à la prière, loin des horloges à la même fonction, dorées et kitch, que les fidèles ont longtemps ramenées de leur pèlerinage à La Mecque.

Plusieurs lieux servent à la diffusion de ces produits. Les principaux lieux de vente sont parfois des librairies islamiques, de grandes manifestations associatives comme le salon du Bourget de l’UOIF en France, des boucheries musulmanes, des sites Internet islamiques, des stands marchands lors des conférences religieuses ou bien encore de nouvelles boutiques de vêtements jouxtant une mosquée.

Nés d’une certaine globalisation culturelle et de la situation migratoire des musulmans en Europe, ces objets islamiques se nourrissent de la circulation des modèles culturels occidentaux, et illustrent une nouvelle forme de métissage12. Ils permettent un nouveau cadre aux modes de revendication et d’action de la jeune identité islamique occidentale. Cette proximité entre identité islamique et consommation à l’occidentale passe cependant par une redéfinition de la relation entre ces deux entités, souvent mises en opposition. Ce rapprochement qui n’a jamais été aussi important que depuis le 11 septembre, fait apparaître l’islam comme un agent actif et parfois contestataire de l’espace public.

La tension qui en résulte se retrouve dans le sens de ces objets eux-mêmes, usuels et fonctionnels, mais qui relèvent également d’un univers symbolique mettant en scène le spirituel. Ces produits de consommation, conçus par des entreprises islamiques nées en Europe, introduisent une rupture en ce qu’ils sont endogènes à la culture occidentale. Ils viennent supplanter d’anciens produits venant principalement des pays d’origine, ne correspondant plus aux attentes des jeunes musulmans européens ayant accru leur pouvoir d’achat religieux (en maîtrisant de façon autonome les concepts de la culture islamique) et économique.

Historique

Deux temps se distinguent dans l’apparition des articles islamiques en Europe. Nous nous concentrerons ici plus spécifiquement sur la France. Dans un premier temps, on a pu observer au début des années 80, la diffusion de produits religieux sur le mode de l’entreprise ethnique13. Des immigrés principalement arabes et noirs africains, vendaient des objets relatifs à l’islam de leur pays d’origine, nécessaires à la pratique d’une religion très « culturelle », pour des consommateurs (principalement des hommes) pensés comme ayant des besoins de minorité ethnique. Les objets islamiques de première génération étaient avant tout rituels, liés à une pratique et à une culture islamique orthodoxe. Ils n’étaient diffusés que dans des espaces clos, tels la rue Jean-Pierre Timbaud14 ou le quartier Couronnes à Paris, et dans des réseaux spécialisés dans le théologique comme les librairies islamiques. La frontière entre exotisme, croyances et utilité était difficilement décelable.

Ainsi les musulmans pouvaient-ils trouver des produits principalement ramenés d’Arabie saoudite : des boussoles indiquant la direction de la qibla pour la prière, toutes sortes d’encens et de parfums (musc pour la prière du vendredi), des tapis de prières, et même de l’eau sacrée du puits de Zamzam mise en bouteille. Ces produits étaient ensuite redistribués par des commerçants ambulants sur les étals des marchés de banlieues à forte concentration de populations immigrées.

Les lieux où se vendaient ces produits fonctionnaient comme espace ressource de définition d’une identité islamique orthodoxe et non comme de simples librairies ou étals de marchés. La garantie de produits « sunna » (conformes à la tradition du Prophète), puis de façon dérivative de produits arabes et traditionnels (huile de sésame noire du Prophète contre la toux et autres maux, bâton de siwak pour l'hygiène dentaire, tout ce qui pouvait conférer une foi « historique » au corps noyé dans l'anonymat de la modernité), était censée incarner un corps authentiquement musulman, pur, sans aucune ressemblance avec le corps occidental.

Ce modèle identificatoire d’une identité islamique rituelle à travers les produits cités, s’il a fonctionné pendant longtemps, ne semble plus satisfaire aujourd’hui la génération de musulmans nés en France. Leur rapport à l’appartenance communautaire à travers le corps et l’esthétique, semble, de fait, bien différent de celui qu’entretenaient leurs parents. Cette émancipation des nouveaux consommateurs musulmans européens vis-à-vis des circuits marchands des pays d’origine et de leur identité corporelle islamique orthodoxe15, a favorisé l’émergence d’une deuxième génération de produits. Ainsi, lorsque les parents ont un rapport privé, non visible et essentiellement ethnique à l’islam, des produits de première génération strictement rituels, non politiques, sans publicité, avec une diffusion limitée au réseau ethnique, apparaissent. La réislamisation des enfants se faisant en français, sur des thématiques relatives aux droits sociaux et par le biais d’un savoir islamique intellectualisé, des produits beaucoup plus engagés dans la réalité politique, sociale et culturelle des musulmans occidentaux sont mis sur le marché. L’identité et la religiosité islamique ne s’importent plus ex abrupto des pays d’origine. Si la légitimité peut rester rattachée à certains territoires (il ne s’agit pas ici de nier la prégnance hiérarchique des acteurs des pays musulmans dans l’imaginaire religieux des adeptes occidentaux), nous n’assistons cependant pas à un vide culturel imitatif, mais à une vraie créativité sociale, à travers la retraduction locale française de ces standards qu’ils soient américains ou saoudiens…

Mise en scène de la modernité islamique

Avec l’avènement d’une religiosité islamique plus explicitement militante chez les jeunes musulmans de la néo-communauté, la nécessité de se démarquer dans le champ même musulman apporte une dialectique de distinction interne16 vis-à-vis de l’islam des parents. Être capable de concilier islam et modernité de façon française, sera au fondement de cette distinction. Dès la fin des années 90, la stratégie de communication majeure de la néo-communauté islamique pour obtenir une légitimité dans l’espace public se fait par un travail de mise en scène d’une modernité islamique. Elle passe en premier lieu par l’affirmation d’une modernité inhérente à l’islam, à travers la réinterprétation apologétique d’une modernité islamique antérieure à la modernité occidentale puisque se trouvant dans le corpus coranique même, exhumée et repensée aujourd’hui grâce au cadre favorable de l’Occident. Cette construction d’un « vrai islam » retrouvé en Occident, loin « des dérives traditionalistes » des pays d’origine, va rendre caduque la légitimité exclusive des produits islamiques de première génération. Les produits de deuxième génération se veulent en effet le reflet de pratiques spirituelles modernes, à l’adresse de ces populations. La nouvelle génération de consommateurs islamiques va dès lors s’insérer dans une dynamique identificatoire de l’islam à une sorte de modernité « compétitive ». Cette construction de la modernité comme capable de promouvoir une médiation entre islam et Occident, se voulant anti-traditionaliste, accentuant le choix individuel à travers la consommation, et s’inscrivant dans des valeurs et supports esthétiques contemporains, va permettre aux consommateurs de ces produits de s’émanciper des stigmates portés par l’identité islamiste dans l’espace public.

Ces nouveaux produits sont alors pensés par les musulmans comme des « alternatives » à une modernité purement occidentale, dont les incarnations supposées (hyper libéralisme, idéologie de domination et d’exploitation des individus), sont fortement critiqués. Un islam moderne et économiquement compétitif, éloigné de son image violente, improductive et moyenâgeuse, va alors être mis en scène, entre autres, à travers les nouveaux objets islamiques.

Cet « Islamic Way of Life 17 » moderne et occidental, va se mettre en scène à travers l’esthétique nouvelle des objets islamiques, mais aussi se dire à travers des slogans inédits.

Sur le plan esthétique, on abandonne l’artisanale pureté « roots » des anciens objets religieux, au profit d’une « copie » des produits dominant mondialement : le design et les couleurs rouges et blanches de Coca cola se noyant dans les sodas, la coupe Streetwear inspirant les lignes de vêtements et la poupée Razanne étant aussi anorexique que son homologue Barbie. Ces objets s'acclimatent donc à une esthétique générale, beaucoup plus communément partagée par la société européenne dans son ensemble arrivant à une désethnicisation esthétique de l’islam.

Les slogans de ces nouveaux objets religieux énoncent la modernité islamique en se séparant des anciennes formules islamistes holistes. On parle désormais d’engagement et d’éthique sur un mode plus individualisé. Si le nom des objets reste profondément islamique (Muslim up, Mecca Cola, Moudjahidine ou Razanne dont le nom signifie « Islamic beauty and modesty » et que les petites filles peuvent choisir ayant la peau « blanche (caucasienne) », « noire (africaine) », « hâlée (Asie du sud) » ou « standard »18), les slogans renvoient à un engagement19 éthique et solidaire, à une valorisation du sujet et de son action par une consommation individuelle, plus qu’à une appartenance à l’islam passive. En ce sens, l’injonction du « Buvez engagé ! » de Mecca Cola n’est finalement pas si lointaine du « Just do it » de Nike.

L’entrée dans l’espace public de ces produits s’est faite par l’adoption des standards occidentaux pour ne pas souffrir d’une mise au ban idéologique et économique. Comment alors s’inscrire dans la modernité sans perdre sa spécificité islamique ? Le lien religieux auparavant assuré par la caution ethnique et immigrée, peut-il survivre à cette reterritorialisation de l’islam en Occident ? La modernité islamique, pour assurer sa spécificité, pour ne pas être vide de sens, va donc en existant publiquement grâce aux produits, publiciser une nouvelle opinion publique islamique éthique, et non plus sur le registre islamiste de la morale, conséquence d’un nouveau mode d’intervention dans l’espace public.

QUAND L’ÉTHIQUE REMPLACE L’ETHNIQUE

Malgré la sécularisation du contenu des nouveaux objets islamiques et l’universalisation de leurs modes de consommation, le fait qu’ils émergent au sein de la modernité islamique continue de matérialiser un engagement en relation avec les préoccupations propres de la communauté musulmane. Ce nouveau mode d’engagement de l’identité islamique où l’argent entre en compte à travers une éthique (« islamic charity »), diffère de la vision marxiste20 de la domination économique que l’on trouvait chez les premiers mouvements islamistes. En effet, la reterritorialisation de l’islam en Europe permet à la néo-communauté islamique née en France de poser la question du rapport extra-communautaire de façon encore politisée, mais cette fois sur le mode du problème collectif. En effet grâce à la fonction religieuse et en même temps séculaire de ces produits, les séparations occidentales traditionnelles entre ce qui est religieux et ce qui est sécularisé, et qui va définir qui sont les « modérés » et les « radicaux », disparaît. Ces produits qui sont dans la modernité, mais une modernité qui leur est propre et qui continue d’être critique vis-à-vis du type d’appropriation de la modernité par les non musulmans, remettent en cause les frontières entre une identité islamiste particulariste et oppositionnelle et l’identité occidentale globalisante. « Instead of disappearing as a reference, Islam penetrates even more into the social fiber and imaginary, thereby raising new political questions, questions not addressed solely to Muslims but concerning the foundational principles of collective life in general 21 ». Ces produits proposent de nouveau supports en allant vers la culture dominante du moment, amenant à une retotalisation par la modernité et l’inscription dans le monde globalisé, d’une culture islamique amputée de ce qui était problématique dans l’altérité islamiste.

Une nouvelle manière de militer

Ces produits sont donc tributaires d’une dualité (séculaire et religieuse) qui désamorce les anciennes dynamiques oppositionnelles. Elle permet également d’élargir la base des consommateurs et/ou les militants potentiels en proposant deux niveaux d’investissement. Le premier est celui de la consommation basique, personne n’est obligé d’être musulman pour boire du Muslim Up et aucune barbe ou foulard ne sont exigés à l’entrée des fast food halal, et les épiciers vendent Muslim Up et Coca Cola sur les mêmes étals… Avec ce premier niveau d’identification, la norme est renforcée (on réussit à imposer l’islamic way of life comme une référence globale), mais de façon non agressive. Le second niveau autorise clairement l’affichage d’une opinion politique, mais qui ne sera opératoire que pour ceux qui décident de s’y insérer. Ces deux niveaux ne traduisent pas une façon d’avancer « masqué », mais au contraire une fidélité à cette dualité, puisque c’est le consommateur qui seul décide du sens à donner à ces produits. Ainsi, si le slogan français de Mecca Cola « Buvez engagé ! », appelle à une mobilisation éthique volontaire de type altermondialiste, le slogan arabe « Ichrab multazim ! » introduit clairement une norme, une obligation, un devoir, une adhésion22.

Si on s’intéresse aux consommateurs militants donc, au même titre qu’une modernité islamique alternative, certains de ces nouveaux produits ne proposent plus une identité islamique victime de l’Occident, mais matérialise leur compétitivité nouvelle grâce à leur pouvoir d’achat. La politisation de l’identité islamique se fait aussi désormais sur la question de l’humanisme et des droits de l’homme avec une caution d’universalisme23, et non plus sous l’angle du choc des civilisations promu précédemment par les islamistes en pays arabes. « C’est justement parce qu’on condamne les attentats du 11 septembre qu’on veut que soit condamné le terrorisme américain en Irak, celui israélien en Palestine, et russe en Tchétchénie24». Ce n’est plus seulement un islam victimisé qui inspire leur utopie, mais aussi leur socialisation politique occidentale. L’ « éthique » va alors donner du sens à cette contestation à travers la consommation alternative -voire le boycott25- de nombre de produits américains accusés de financer une politique de guerre contre les musulmans. En ce qui concerne les produits islamiques éthiques les plus médiatisés, Mecca cola promet à ses consommateurs de reverser pour chaque produit acheté 10 % des bénéfices à des œuvres palestiniennes pour l’enfance, et 10% à des associations caritatives locales.

Du côté des producteurs de ces objets religieux, l’aspect commercial de leurs activités peut poser problème face à l’idéologie du don par une consommation islamique qu’il suggère. Pour que le produit se vende, il faudra donc qu’il ne soit pas purement vénal, mais qu’il puisse aussi valoriser les musulmans face à des biens de consommation (Coca Cola, Nike, Mcdonald’s, etc.) dont on pense qu’ils « retournent l’argent du musulman contre lui26 ». On assiste à une refonte originale des rapports entre islam européen et « esprit du capitalisme 27», en ce sens que ces produits proposent désormais une régulation de l’économique par la modernité islamique et non plus uniquement par la charité spontanée, désorganisée, excentrée et invisible des musulmans européens entre eux. En achetant, les consommateurs de ces objets religieux islamiques ont désormais le sentiment que la banalité de leurs gestes de consommation prend un sens. Pour la première fois, ils peuvent contrôler de façon individuelle et en tant que sujet musulman, leur consommation. Celle-ci se veut compétitive et non plus « folklorique » comme pouvait l’être celle des premières générations.

Pour la majorité des consommateurs, le pouvoir d’achat dissipe le sentiment d’impuissance face à l’imperméabilité de l’Occident qui était à la base de la contestation islamiste. La consommation des nouveaux objets islamiques « éthiques » semble contribuer activement à l’état du monde, mais ne rejette plus culturellement tel ou tel modèle occidental. La réparation de l’humiliation subie par les musulmans (c’est à dire des pauvres, des faibles, qui se trouvent être musulmans) ne se fait pas grâce à Ben Laden et à la violence, mais grâce à soi et son argent. Ces nouveaux acteurs islamiques interviennent donc dans l’espace public par un moyen valorisant et compétitif (l’argent) et non plus par une violence illégitime dans la modernité islamique de ces musulmans en France. Ainsi, si en Égypte la rumeur islamiste énonçant que le sigle Coca Cola lu à l’envers et en arabe signifiait « Non à Mahomet et non à l'Islam», c’est plus la contestation de l’impérialisme des États-Unis et la souffrance de musulmans que l’idée abstraite d’un Occident en lutte contre l’islam qui émeut les consommateurs français.

Une nouvelle manière de s’inscrire dans l’Oumma

Si les musulmans nés en Europe ont adopté le modèle économique libéral dans la justification esthétique des produits islamiques, on peut également s’interroger sur la façon dont ils restent perméables à la mondialisation de l’éthique comme nouvelle forme de politisation28. Il est donc possible que l’achat des nouveaux objets islamiques dont la charité vise à intervenir au sein des conflits, se fasse sur le mode de la solidarité dans le cadre de cette nouvelle éthique islamique. Cette nouvelle économie de l’énonciation de sa foi permet à l’individu de se positionner vis-à-vis de l’espace public français mais aussi d’assumer une solidarité transnationale avec un islam que l’on choisit mais que l’on ne subit plus dans un cadre national ou politique autoritaire29 . L’éthique renouvelle un militantisme islamiste qui ne permettait pas une intégration sociale satisfaisante en Occident. La marginalisation que demande la militance islamiste associative traditionnelle ne cadre plus avec la volonté de participation politique et citoyenne de la majorité des musulmans de la néo-communauté et cette contestation par le boycott ou la consommation alternative est accessible à tous, et à moindre coût sans socialisation partisane30.

Le succès très rapide de ces objets islamiques auprès des musulmans pratiquants en Europe, semble s'expliquer par un équilibre entre l'homogénéisation symbolique et non contraignante d’une identité de consommation musulmane à travers l’éthique islamique, et un choix économique personnel où le consommateur a le sentiment de contrôler son argent et d’être valorisé. Le producteur de ces objets est alors, sur le mode religieux, un bienfaiteur qui vient combler un manque, une injustice subie par l’Oumma, et auquel le consommateur peut s’identifier. En même temps c'est une forme d'autorité non contraignante, concurrençant les autres producteurs non islamiques mais ne les remplaçant pas de manière monopolistique (puisque l’achat de l’objet islamique alternatif est un acte individuel et libre) comme cela pourrait être le cas au sein d'une société islamique où le choix religieux n'existerait pas. La proposition d'objets militants sur le marché religieux met en exergue une démarche volontaire, où le consommateur devient « consoducteur » (consommateur et producteur en même temps), en ce sens qu'il produit ce qu'il achète (une Oumma rêvée, une identité collective, une justice islamique, etc.), là où la zakat traditionnelle semble, encore une fois, peu compétitive.

Les produits deviennent en grande partie (et selon des critères très bricolés) islamiques parce que les patrons de ces entreprises se présentent comme musulmans. L'entreprise devient Fondation et le producteur, "frère". Le malaise et le manque de confiance31 créés par le lien impersonnel qui unissait les consommateurs islamiques à des producteurs anonymes (ou pire, perçus comme masqués et étant en fait des « ennemis de l’islam32 ») disparaît. Cette construction d’un ennemi souhaitant agir « à la place du musulman » et ne pas le laisser décider de son argent, n’être qu’une force de travail en somme, est évacuée par l’organisation de ce nouveau marché où le musulman n’est plus un immigré, prisonnier d’un islam « artisanal ».

Ainsi la cristallisation d’un islam qui empêche d’accéder à l’argent, au capitalisme, à la modernité et aux loisirs, laisse place à ces figures de producteurs d'objets islamiques faisant participer le musulman à la construction du sens de sa consommation qui, parce que musulmans, permettent à l’islam d’accéder à la modernité.

Quand la culture redéfinit l’islam

L’inscription dans l’Oumma par la consommation influe sur ce qui fait l’identité islamique. Cette culture islamique n’a pas seulement un impact sur les représentations communautaires à travers la solidarité, mais propose aussi une satisfaction religieuse personnelle et valorisante. Ainsi, le consommateur qui s’abstenait de manger au Mcdonald’s autre chose qu’un « Filet o’fish » (ce sandwich au poisson étant le seul menu « halal »), boycotte désormais ce restaurant dans son ensemble pour « une cause ». Y voyant le symbole de profits injustes car finançant de la « violence » dont des musulmans sont victimes, cette consommation devient elle-même « haram », indépendamment des anciens critères alimentaires apposés au « Filet o’fish ».

Il faut dire que très vite l'enjeu d'une nouvelle normativité à travers la consommation de ces produits a été perçu aussi par des autorités religieuses comme le conférencier suisse Tariq Ramadan et le savant qatari Youssouf al-Qardawi, qui n'ont pas hésité à donner des conférences religieuses ou avis juridiques sur le thème du boycott et, par conséquent, sur la consommation des nouveaux objets islamiques. Mecca Cola figure parmi les sponsors du site du téléprêcheur égyptien Amr Khaled et Muslim Up est estampillé « boisson officielle du Conseil Européen de la Fatwa ».

Une nouvelle religiosité « sécularisée » est alors produite par la normativité réelle ou bricolée de ces produits. Cette redéfinition de la culture théologique par la culture islamique profane facilite l’accès à la norme. Ces produits standardisent le religieux et proposent un credo minimum pour que le consommateur adhère à la croyance qu'ils véhiculent, ce credo devant être d'une extrême simplicité pour pouvoir être diffusé au maximum.

« Il faut que l'individu puisse y trouver la réponse à des attentes personnelles, reconnues comme telles dans leur irréductible singularité. Cette dialectique de la standardisation des biens mis en circulation et de l'ultrapersonnalisation des formes de leur présentation aux croyants est un des traits majeurs des nouveaux courants spirituels (…). Ce double mouvement de la standardisation et de la personnalisation (qui vaut dans tous les registres de la consommation) correspondant ici à une logique de privatisation de l'accès aux biens symboliques, progressivement substitués à la logique collective (celle d'une consommation publique) ou semi-collective qui correspondait à la transmission institutionnelle et familiale des identités religieuses »33.

Il semble donc que le credo porté par la nouvelle religiosité des consommateurs ne soit pas lié à l'espoir que leur argent aide à la création d’un État islamique en Palestine, mais soit en rapport avec une équation plus simple, personnalisable et identificatrice en tant que musulmans occidentaux et, en même temps, libre de toute contrainte qui serait : « en achetant ces produits musulmans, je gagne des hassanât34, car j’aide ceux qui souffrent. A travers la satisfaction que cette consommation m'apporte, mon salut est réalisé, il est sur terre, ici et maintenant". En créant un univers islamique symbolique moderne, ces objets islamiques engendrent des croyances fluides, qui permettent l'identification générale sans « s'encarter », puisque leur consommation relève en grande partie de l'intime et du choix individuel. Cette fluidité permet également à l'argent et à la consommation de supplanter un des moyens d'accès au sacré le plus convaincant pour cette population souvent démunie face au savoir islamique institutionnel : l'acquisition d'un savoir islamique livresque. Il serait, en effet, plus laborieux de lire et de maîtriser des ouvrages de jurisprudence islamique en arabe, que de consommer des objets islamiques valorisant la quotidienneté anonyme des consommateurs en la « religiosifiant ». L’inscription dans l’islam est donc facilitée par le pouvoir d’achat, il n’est alors pas nécessaire d’aller au djihad physique, pour manifester sa solidarité avec l’Oumma comme le demandait l’identité islamiste traditionnelle, ou de maîtriser les ressources savantes pour posséder une éthique musulmane.

Ces produits permettent aux consommateurs de calquer sur la normativité d'objets militants leurs propres notions normatives bricolées et souvent marginales, en décalage avec le monde du savoir islamique institutionnel. Les notions de haram (ce qui est interdit), de halal (ce qui est permis) sortent ainsi du domaine fiqhique (codifié par le droit musulman) des ibadat (actes rituels d'adoration), pour entrer dans le domaine des relations sociales modernes où le Coca Cola américain devient, selon la subjectivité du consommateur, moins halal que Mecca Cola.

La doctrine ne se fait alors plus sur le corpus mais sur la religiosité, celle-ci amenant une nouvelle subjectivation du religieux : croire que l'on gagne des hassanât en buvant et en s'habillant islamique. Cette nouvelle normativité qui remodèle les notions du halal et du haram trouve place au sein d'un dispositif de croyance et d'action validé par la modernité des objets islamiques et de leur consommation, la modernité jouant ici le rôle d'institution majeure d'autorité religieuse, au vu de sa capacité à intégrer les individus et à leur apporter le salut.


LE CAS DU MECCA COLA

Objet religieux ayant le mieux réussi son inclusion dans l’espace public, le soda Mecca Cola a la particularité d’être extrêmement visible et suscite ainsi des réactions très diverses. Apparu après la deuxième Intifada et pendant le mois du ramadan 2002, il se différencie de son prédécesseur « ethnique » l’iranien Zamzam Cola, créé en 1979 à l’appel d’un ayatollah. « Trois millions de bouteilles d'un litre et demi vendues en quelques mois, 16 autres millions en commande, "entre 250 millions et 300 millions d'ici la fin de l'année", espère l'inventeur. Voici l'incroyable histoire d'un produit de consommation qui n'existait pas l'été passé, qui fut lancé par un homme seul, fauché, et qui semble sur le point de conquérir le monde musulman, voire au-delà, puisqu'un gros commerçant américain de Californie vient à son tour de passer commande35 ». Décrit ainsi, nous sommes plus proches d’un American dream très moderne réalisé par un Tawfik Mathlouthi modèle de réussite libérale36, que de l’opposition au modèle de réussite à l’américaine qu’illustrait Zamzam Cola. Produit issu de la globalisation donc, Mecca Cola réinvente dans sa consommation un « local » moderne et islamique abstrait, agissant comme un produit de masse de distinction pour les musulmans européens qui le consomment.

Un islam compétitif

Si Mecca Cola se présente comme un produit politique (il se dit être « un produit militant, de boycott de l’impérialisme américain et du sionisme »), c’est aussi car il perçoit les produits de masses du type de Coca Cola, McDonald’s, grandes chaînes de vêtements comme Levi’s, Nike et autres, comme idéologiques. Il se positionne sur la question du conflit israélo-palestinien, mais la matrice au sein de laquelle il se situe est plus large que celle de la défense arabo-islamique de la question palestinienne, il est aussi critique vis-à-vis des pays arabes qui n’auraient pas su inventer leur modernité et à qui il propose ses produits. La volonté de faire partie du jeu, de toucher l’Autre, affirme une identité islamique compétitive qui trouve écho dans le vécu quotidien des consommateurs musulmans en Europe. « Il réussit à allier modernité et religion, c’est une personnalité forte37 ». L’importance de ce modèle issu d’une communauté qui se considère comme opprimée donne une image (au sens de la représentation et de la mise en scène) qui vient contrecarrer celle « des Arabes qui ouvrent trop leur bouche mais qui font rien38 ». L’argumentaire islamique se fait alors sur un modèle de réussite et d'entreprise économique positif qui les fait exister politiquement et économiquement selon les règles modernes de l’économie et du militantisme en Europe39. Profondément, ces nouveaux objets islamiques posent la question du rapport à l'Autre pour les musulmans européens, de leur intégration ou exclusion des espaces politiques et économiques occidentaux. Ils réinterrogent la place dans l’espace public européen d’un islam présenté comme une culture folklorique, et son pendant religieux et politique comme dangereux40.

L’espace public occidental s’est approprié certaines expressions de la religiosité islamique en les neutralisant de leur charge politique et en les banalisant. Teindre ses cheveux au henné, admirer un derviche tourneur ou une femme voilée sur une bouteille d’huile d’olive, n’a plus d’effet identificatoire sur l’identité islamique des jeunes Européens. Cela n’est pas partagé comme pratique politique (donc sérieuse) ou compétitive par l’ensemble de la société, mais plutôt comme une particularité culturelle faisant déjà partie du passé. Mecca Cola est, lui, pris au sérieux dans sa compétitivité : il se positionne « contre » (Israël, l’impérialisme, les États-Unis) de façon relationnelle, sa motivation est d’autant plus grande qu’il déstabilise l’Autre. Pour les consommateurs musulmans en Europe, il s’agit également de montrer qu’ils sont semblables et capables de maîtriser le politique à travers des formes de participation « non déviantes », et, conséquence de l’entrée de cette nouvelle identité politique musulmane dans l’espace public, cela entraîne des résistances41. Un site Internet anti-Mecca va donc, afin de discréditer ses consommateurs, utiliser les stéréotypes de l’identité islamiste traditionnelle : « Merda cola qui finance des bombes et appelle à la djihad42 ». On assiste aussi à l’apparition de concurrents tels Tikva cola43, soda de la communauté juive, fonctionnant lui aussi sur le registre de la solidarité et du boycott… de Mecca Cola.

Ces phénomènes représentent-ils un moyen de construction d'une nouvelle communauté islamique européenne ? Forgent-ils une identité collective capable de générer une cohésion sociale ?

Il s'agit en tous cas et, de façon assez inédite, de la publicisation d'une opinion européenne et islamique divergente, détachée des seuls débats d'une visibilité et d'une légitimité musulmane antagonique avec le registre civilisationnel européen. En choisissant de se baser sur la compétitivité et la concurrence, la question de l’existence publique d’une identité islamique pacifiée et non oppositionnelle se pose. Mecca Cola est vendu en Israël depuis août 2004 et spécifie sur son étiquette « merci de ne pas mélanger avec de l’alcool ». Même si la consommation occidentale n’est plus haïe et rejetée (grâce à la légitimité d’être un musulman occidental), Mecca Cola est un objet islamique qui, sur le mode du bien culturel, crée une distinction (la popularité des commerçants qui le mettent en boutique). Ainsi, même si le boycott fonctionne comme une « idéologie d’appel », Mecca Cola ne propose peut être pas tant un boycott qu’un produit alternatif, « une économie communautaire » et compétitive.

Minorité agissante et fraternité à grande échelle

Mecca Cola est un produit interclasse qui induit un sociostyle44 exprimant certes l’existence d’un sentiment communautaire musulman mais aussi la réalité d’un intérêt individuel quotidien. Ce produit est alors capable de se doter d’une identité collective à travers un geste de consommation individuelle. Dans un climat de discrimination à l’égard des musulmans45, le mode de vie induit symboliquement par Mecca Cola permet de matérialiser l’existence d’un islam occidental agissant sans tutelle46. « Je suis inquiet, je sens qu’il y a des portes qui se ferment : on ne veut de nous nulle part, ils ont peur que l’islam devienne occidental47 ».

On assiste dans un premier temps à une européanisation très claire du registre dans l'apparition de ces objets islamiques. Le logo « Made in Europe » devient une caution efficace dans un attachement à un territoire perçu comme universel et, par la même, extrêmement moderne, qui décharge l’islam de ses handicaps. L'Europe sera l'espace où le musulman peut être respecté et jouer un rôle dans sa propre consommation.

Avec cette assise d’une action islamique en territoire européen, la solidarité promue par Mecca Cola, principalement avec la Palestine, s’effectue sur le mode d’une « division du travail48 ». Une complémentarité transnationale se met en place sur la base d’une différence sociale entre des musulmans occidentaux « agissant » puisqu’ils consomment, et des musulmans du tiers monde qui continuent de nourrir l’identité islamique par leur souffrance. Cette unité identitaire du groupe pouvant alors primer sur l’homogénéité des croyances. La valeur de ce produit est aussi décuplée par un échange de sacrifices49 entre le producteur qui s’engage, qui fait un don, et le consommateur qui renonce à Coca ou Levi’s. Cette fraternité virtuelle et « auto-régulation » de la charité peuvent rencontrer des résistances. Pour preuve ce jeune musulman qui souligne : « Beaucoup arrêtent de donner aux Palestiniens sous prétexte d’avoir acheté beaucoup de Mecca Cola, surtout pendant le ramadan ». Paradoxalement, la consommation militante de Mecca Cola peut alors signifier l’apparition d’un pour-soi islamique, la transformation des réseaux d’interdépendance traditionnelle de solidarité et de fraternité et de leurs contraintes entre les musulmans européens et les autres.

Être acteur de l’amélioration du niveau de l’Oumma par l’individualité, revient à matérialiser une identité islamique publique dans son quotidien européen, détachée du statut de minorité religieuse venue d’ailleurs. Cette redéfinition abstraite de l’islam où la culture locale est redéfinie par le religieux, est une alternative à une identité islamique virtuelle comme ce fût longtemps le cas à travers les sites Internet islamiques proposant différents services. En effet, la prolifération de ces espaces virtuels traduisait très certainement un problème réel d'existence matérielle sur le terrain.

Naissance et limites d’une subculture islamique

L’idée d’une culture détachée de toute religiosité pose problème pour les musulmans militants européens. Si l’éthique et la solidarité remplacent le socle culturel des pays d’origine à l’œuvre dans les premiers objets religieux, c’est que celui-ci est, nous l’avons vu, considéré comme folklorique, empêchant les musulmans d’accéder à une modernité qui les ferait exister dans l’espace public. Cet effort de contestation se retrouve dans la réception faite de la « main de fatma » proposée par la commission Stasi50 comme symbole religieux alternatif au voile, ou dans celle de la fatwa du savant qatari Al-Qardawi51 , dont l’interdiction du dessin animé japonais pour enfants « Pokemon » pour cause de paganisme, n’a pas emporté le même succès que sa fatwa relative au boycott. Ce que retiennent de cette fatwa les personnes interrogées, c’est « l’appel à des produits alternatifs », l’invitation à une consommation « intelligente et licite », et une culpabilité à consommer alors que « les enfants du Kosovo, de la Bosnie, de l’Afghanistan, de Tchétchénie n’ont pas à manger ». La consommation de Mecca Cola doit se comprendre comme un langage52, une identité islamique publicisée sur le mode du « logo » moderne, non issue d’un musulman folklorique, l’affirmation par le « logo » sera en effet plus facile, que celle par le foulard ou la barbe dans un espace français laïc, cette forme publicitaire étant déjà présente dans la société et dévolue à certaines classes sociales sur un registre perçu comme « culturel ». Ainsi dans une autre de ses émissions, Touwfik Mahlouti va expliquer le choix du nom Mecca non exclusivement par le rapport au symbole arabisant et traditionnel de La Mecque, mais également par l’existence d’une tribu indienne américaine et musulmane portant ce nom et qui aurait été massacrée53. Ces produits permettent à cette population de s'approprier le territoire et l'identité européenne, celle-ci étant beaucoup plus facilement intégrable dans un tout civilisationnel.

On assiste donc à la réorganisation d’une sous culture islamique post-migratoire, où non seulement l’argent (à travers la consommation) devient un signe d’élection54 (à travers la solidarité), mais où Mecca Cola devient un symbole du rite islamique, illustrant les valeurs d’un islam européen étant en compétition (comprendre à égalité) avec d’autres valeurs. Les Français musulmans souhaitent alors voir leur islamité sortir du cadre d’une identité restreinte aux pratiques cultuelles traditionnelles ou à une vie communautaire intraethnique.

Mathlouthi se veut ainsi au-dessus de l’entreprise commerçante type ethnic business et « jure que sa démarche est cent pour cent politique » »55. La subculture islamique mise en place par cette reterritorialisation de l’identité des musulmans en Europe révèle un profond problème avec l’identité de domination. La recomposition identitaire se fait selon les figures occidentales de l’opprimé (le pauvre, la victime des conflits, l’Indien victime des États-Unis). La domination n’est plus traduite en termes d’opposition religieuse, c’est une identité volontaire et on peut être militant islamique sans s’y engager.

Sans matérialiser un engagement rigide pouvant se mettre sur le même plan que ce à quoi elle s’oppose (un État, un système), la subculture de Mecca Cola est en prise avec la culture de la modernité. Elle existe et inquiète. Mecca crée des valeurs islamisées (altermondialisme, militantisme) modernes, qui permettent d’échapper à une identité qui, parce qu’héritière de l’islam, serait archaïque. C’est une autre forme de réalité sociale qui se sert de la consommation comme d’une arme pour faire reconnaître ces valeurs et ces intérêts dans l’espace public et valorise des personnes en marge assignées à une nature politique violente et obsédée par le religieux. Cependant, l’apparition de ce type de subculture continue de signifier la marginalité de ses adeptes. Le prosélytisme, la solidarité d’exclusion, et la compétition extracommunautaire, si elles ne s’étendent pas à des référents plus larges que l’opposition, si elles contrent sans créer et ne convertissent pas les autres à ses valeurs risquent de se transformer en contre-culture, et c’est ici que peut être observé le décalage entre un Mathlouthi réactionnel à ceux qui l’empêchent d’exister et pour qui cela reste un moyen de « carrière », et des jeunes musulmans qui adhèrent car ils en sont convaincus. L’acculturation56 de ces jeunes musulmans européens vis à vis d’une culture islamiste qui a besoin d’être en opposition peut-elle donner naissance à une nouvelle forme de culture ? Alors que Mecca Cola a déjà commencé à se banaliser en organisant des tirages au sort « spécial ramadhan » en partenariat avec radio Méditerranée et une agence de voyages pour faire gagner des Omras (petits pèlerinages), certains jeunes musulmans qui ne souhaitent pas le laisser essentialiser leurs actions, commencent à émettre des doutes : « Il faut savoir que Mecca est fabriqué avec les fonds de Coca, c’est juste l’habillage qui change, et pour les bénéfices sur 10 francs, 20% ça fait 20 centimes ! 57». Ces oppositions témoignent ainsi, comme pour l’utilisation des objets, de la capacité d’indépendance et de contestation des jeunes musulmans européens vis-à-vis des identités holistes.


CONCLUSION

La pluralisation du registre islamique amenée par la mise sur le marché identitaire des nouveaux objets religieux, fait émerger une nouvelle manière de définir le politique et l’identité islamique à travers des catégories européennes. Grâce à l’action « éthique » individuelle, on assiste à une évacuation de la violence et de la contestation culturelle. « Ce discours de victimisation sur l’islam agressé, qui décrit les souffrances des membres d’une religion, où qu’ils soient, est très présent dans l’ensemble des variations de l’islamisme en général. Il oscille entre le thème de la « défense des faibles » et celui de la « défense de l’islam » – l’islam devenant le vecteur de fortification des faibles (…) La souffrance de l’opprimé se transforme ainsi en souffrance religieuse.58 »

Une pratique islamique peut-elle aujourd’hui être publique sans être oppositionnelle et politique ? L’étude sociologique de l’émergence d’une culture islamique européenne dans l’espace public, met en exergue une juxtaposition entre dignité de l’islam, action des musulmans minoritaires et insertion vers des valeurs majoritaires. Qu’il s’agisse d’une pétition adressée à l’Académie française pour réclamer que le nom de Mahomet (honni de Dieu en arabe) soit remplacé dans le dictionnaire par celui de Mohammad (aimé de Dieu en arabe)59, des rumeurs courant sur la signification réelle du signe de la marque FILA qui, lue à l’envers donnerait Allah (ce qui aurait pour effet de « marcher » sur le nom d’Allah), ou encore le scandale provoqué par une robe brodée de versets du Coran créée par Karl Lagerfeld et portée par Claudia Schiffer en janvier 1994, un intérêt très fort pour la dignité d’une culture islamique dans le monde sécularisé émerge. Cette reconstruction de la dignité se faisant à travers une appropriation islamique des catégories dominantes occidentales avec pour but une patrimonialisation de la culture islamique dans le patrimoine mondial.

L’opposition n’est plus le moyen de reconnaissance par l’Occident de l’islam, c’est désormais la compétitivité. La référence locale et marginale islamique réussit à se globaliser non pas en s’opposant à l’Occident mais en lui proposant ses supports sous un jour acceptable et intégrable pour lui.

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