mercredi 24 mars 2010

L'individu au Maghreb ULB 1998

"L'individu au Maghreb"
Conférence donnée par Ahmed BENANI
Université Libre de Bruxelles (ULB)
7 mars 1998

Si la littérature au sujet de l'individu, l'individualisme et l'humanisme est pléthorique en Occident, l'intérêt pour ces problématiques dans l'espace marocain et maghrébin est fort restreint et en tout cas fort récent. Il est même utile à ce stade de relever que c'est le collectif ou le structurel qui l'emportent.
Mais que recouvre exactement cette notion d'individu? L'individu existe-t-il dans l'espace arabo-berbère? Et en définitive qu'est-ce que l'individu: la personne, le sujet libre, le citoyen affranchi? Quel est le rapport de cet individu à l'autorité parentale, politique, tribale, clanique etc. Quel est le poids de l'individu face au religieux? Quels rapports Islam et individu entretiennent-ils?

La permanence des structures sociales traditionnelles, l'hégémonisme étatique, le jeu des solidarités claniques et familiales, les contraintes de l'économie agraire ou pastorale, imposaient des modes de socialisation des garçons et des filles, des reproductions de "valeurs" et de "représentations" d'autant plus rigides que la pression du système colonial leur conférait la fonction nouvelle de refuge identitaire et de repaire pour éviter les dangers immédiats. D'où encore plus fortement de nos jours la prégnance de l'illusion identitaire.
Les combats dits de libération nationale ont promu la langue et la culture arabes, les "valeurs" de l'Islam à ces rôles de refuge et de repaire; ce qui va soustraire précisément ces bastions de la résistance à l'indispensable critique de la raison.
Cette donnée capitale de l'histoire contemporaine du Maghreb n'est pas encore prise en charge par une pensée maghrébine critique; on peut même dire que la dérive idéologique à propos de l'arabisation et de l'Islam comme modèle d'action historique opposable au modèle "occidental" - en fait à la modernité intellectuelle - a pris des dimensions alarmantes avec les stratégies de légitimation de l'Etat-Nation-Parti et la surenchère mimétique des mouvements islamistes qui se présentent comme les vrais héritiers de la légitimité islamique. Ces dérives des imaginaires politiques et sociaux s'opèrent avec l'assentiment, l'engagement sincère ou calculé, de beaucoup d"'intellectuels" très vite devenus "organiques" avec l'Etat-Nation-Parti, ou opportunistes avec l'islamisme contestataire. Dès lors il convient de démêler l'écheveau, de clarifier ces notions afin de mieux saisir les enjeux auxquels sont confrontées les sociétés civiles et de mettre en exergue l'urgence de certaines tâches dont celle, centrale, de la lutte pour les Droits de l'Homme.

Une deuxième réflexion qui reviendra sans doute en conclusion: dans quelle mesure peut-on avoir cette distance critique par rapport à la religion. Car, au fond, l'autorité dans la religion, c'est qu'à un moment ou un autre apparaît l'idée que la loi s'impose aux individus de l'extérieur, c'est à dire qu'elle est hétéronome. LA question qui pourrait se poser est de savoir si on peut prétendre avoir un rapport critique à la religion, tout en maintenant l'essentiel de la religion, c'est à dire ce moment d'autorité indispensable dans la représentation des sources de la loi



L'individu au Maghreb, problèmes et prospectives

Que recouvre exactement cette notion d'individu? L'individu existe-t-il dans l'espace arabe, berbère? Mais en définitive qu'est-ce que l'individu: la personne, le sujet libre, le citoyen affranchi? Qui est le plus habilité à en parler? Le sociologue, le psychologue, l'assistant social, l'anthropologue etc.. Quel est le rapport de cet individu à l'autorité parentale, politique, tribale, clanique etc. Quel est le poids de l'individu face au religieux? Quels rapports Islam et individu entretiennent-ils?
Sans vouloir faire de comparatisme et moins encore de hiérarchie de valeurs, il me faut ici reconnaître que c'est une donnée historique indéniable que la pensée occidentale européenne a défriché, exploré, élucidé, à partir du XVIIIe siècle (peut-être, dès le XVIe avec la Renaissance) et sans doute pour la première fois dans l'histoire de l'humanité - des domaines de la réalité physico-chimique, cosmologique, biologique, politique, juridique, historique qui, dans d'autres cultures, ont continué à être régis par les connaissances et les pratiques traditionnelles.

Dans le champ ou le contexte islamique, la pensée qui s'est déployée et exprimée en langue arabe du VII e au XIIe siècle, notamment dans l'aire méditerranéenne, a sûrement contribué à l'orientation, au lancement de plusieurs courants de la connaissance à partir du XIIIe siècle en Europe chrétienne. Mais c'est un fait historique ici encore, que cette pensée qualifiée d'arabe et/ou d'islamique n'a pas pris part à ces explorations nouvelles, à ces découvertes, à ces sauts cognitifs décisifs accomplis en Europe à partir du XVIe siècle. Bien que, étroitement lié à cette Europe par les enjeux de la compétition géopolitique en Méditerranée depuis la Reconquista espagnole et l'intervention de l'Empire ottoman, l'ensemble du Maghreb actuel a suivi le destin intellectuel et culturel du monde arabo-islamique et des sociétés africaines : jusqu'au XIXe siècle, il est resté à l'écart de tout ce qui a constitué et nourri la modernité intellectuelle et scientifique.

Le phénomène complexe, encore mal analysé, de la colonisation (révolution industrielle détournée en conquête territoriale et hégémonie), a fait sauter quelques verrous, a imposé des espaces réduits et précaires où des fragments de modernité ont pu être accueillis et utilisés pour entamer la difficile tâche de libération des mentalités partout soumises sans réserve aux contraintes des traditions locales plus ou moins infiltrées par la tradition islamique. Une histoire exacte des premiers éveils à la modernité dans les différents contextes socioculturels maghrébins reste à écrire; on en est resté aux évocations globales et confusionnistes qui s'en tiennent aux grands animateurs de la Nahdha ou "Renaissance" arabe, davantage liée au Proche-Orient qu'au Maghreb jusqu'aux années 1940.

On peut dire que l'éveil du Maghreb à une existence historique "moderne" touchant des secteurs étendus de la société s'est effectué grâce aux mouvements nationalistes dont l'audience et la consistance idéologique ont réalisé des progrès décisifs après 1945. Cela veut dire que les idées politiques et juridiques d'émancipation, largement influencées par les postulats de la Raison des Lumières, bien plus que ceux de la Raison islamique, gagnent l'imaginaire social alors que les outils intellectuels de la critique historique, philosophique, juridique, sociologique, psychologique demeuraient - et demeurent encore aujourd'hui - inaccessibles pour l'immense majorité des acteurs sociaux.
La permanence des structures sociales traditionnelles, le jeu des solidarités claniques et familiales, les contraintes d'une économie agraire ou pastorale, imposaient des modes de socialisation des garçons et des filles, des reproductions de "valeurs" et de "représentations" d'autant plus rigides que la pression du système colonial leur conférait la fonction nouvelle de refuge identitaire et de repaire pour éviter les dangers immédiats. D'où encore plus fortement de nos jours la prégnance de l'illusion identitaire.

Les combats dits de libération nationale ont promu la langue et la culture arabes, les "valeurs" de l'Islam à ces rôles de refuge et de repaire ; ce qui va soustraire précisément ces bastions de la résistance à l'indispensable critique que la Raison des Lumières avait concentrée sur le Christianisme et toute la pensée médiévale en Europe.

Cette donnée capitale de l'histoire contemporaine du Maghreb n'est pas encore prise en charge par une pensée maghrébine critique ; on peut même dire que la dérive idéologique à propos de l'arabisation et de l'Islam comme modèle d'action historique opposable au modèle "occidental" - en fait à la modernité intellectuelle - a pris des dimensions alarmantes avec les stratégies de légitimation de l'Etat-Nation-Parti et la surenchère mimétique des mouvements islamistes qui se présentent comme les vrais héritiers de la légitimité islamique. Ces dérives des imaginaires politiques et sociaux s'opèrent avec l'assentiment, l'engagement sincère ou calculé, de beaucoup d"'intellectuels" très vite devenus "organiques" avec l'Etat-Nation-Parti, ou opportunistes avec l'islamisme contestataire.

Individu, Société et Etat
Les problèmes vitaux, les plus anciens et les plus récents, concernant l'histoire, la société, la culture, l'identité du Maghreb demeurent refoulées, escamotées, minimisés, ignorés tandis que gonflent les bavardages soit sur la grandeur méconnue de l'Islam et de ses enseignements, les richesses défigurées du patrimoine arabe - al-Turâth -, la personnalité arabo-islamique du Maghreb longtemps écrasée par le colonialisme, le monde arabe brimé par le sionisme et l'impérialisme euro-américain..., soit sur l'hostilité radicale et renaissante de "l'Occident" aux tentatives d'émancipation des sociétés arabes et musulmanes...
Cependant, en même temps que se poursuit cette opposition manichéenne entre un arabo-islamisme salvateur et un Occident cynique, hégémonique et destructeur, tous les acteurs sociaux - industriels, commerçants, politiciens, artistes, chercheurs, ouvriers, paysans - valorisent dans leurs conduites pratiques et leurs discours quotidiens - hors ou mise en scène publique - les "valeurs" de la modernité soustraites, une fois de plus, à la critique dont elles font l'objet dans leurs lieux de naissance. Mimer maladroitement, ponctuellement, souvent inconsciemment la modernité surtout matérielle et économique, tout en dénonçant idéologiquement l'Occident, est devenu une constante de l'attitude des Maghrébins et plus généralement des Arabes qui demeurent à la fois proches et éloignés des sociétés d'Occident.

Les intellectuels et les chercheurs n'échappent pas à ces tensions et à ces contradictions lorsqu'ils s'emparent de thèmes, de catégories de définition, d'attitudes de l'esprit constitutifs de la modernité en Occident, pour en rechercher des équivalents, des manifestations, des énoncés en contexte arabe et islamique. C'est le cas pour les droits de l'homme, le droit positif, la démocratie, l'État, la société civile, la laïcité, la sécularisation, l'analyse sociologique, la tolérance, le libéralisme, le socialisme, etc....


Il n'y a pas encore au Maghreb de cadres sociaux de la connaissance comparables à ceux que formait la bourgeoisie des villes européennes aux XVIIIè-XIXè siècles ; c'est une classe sociale dynamique, entreprenante sur le plan économique qui réclamait et traduisait politiquement dans un travail législatif approprié, les idées des Lumières; au Maghreb, les "élites" politiques qui ont arraché les indépendances, se sont hâtées d'étouffer les idées neuves pour imposer une traditionalisation des représentations collectives, des conduites politico-religieuses par un système éducatif régressif et une arabisation islamisation purement tactique et sans exigence scientifique. L'Etat-Nation-Parti n'a jamais favorisé l'émergence d'une société civile où individu citoyen aurait commencé à faire l'apprentissage de l'autonomie responsable vis-à-vis d'un État qui serait alors en relation de réciprocité de droits et de devoirs avec les citoyens dont il devient l'émanation. Cette évolution ne s'est produite dans aucun des régimes maghrébins issus des indépendances ; c'est l'autoritarisme de l'État patrimonial aggravé en Algérie par l'influence du modèle soviétique qui l'a vite emporté, confirmant ainsi la permanence des mécanismes traditionnels de la solidarité et l'existence précaire d'enclaves réduites de la modernité.
Les régimes maghrébins par exemple (dès la fin des années 50, début des années 60) dans leur processus "légitimatif" se fondent sur des principes réducteurs de l'autonomie individuelle. Les références systématiques à la communauté des croyants, à la collectivité, à la nation etc., les autorisent à gérer le destin individuel comme une donnée non séparable du destin collectif. En gros la légitimité politique continue de fonctionner sur des valeurs de groupe englobantes, calamiteuses et mystifiantes; elle exclut le statut de citoyenneté en opérant ou en tentant d'opérer une fusion entre société et appareil d'État ou État-parti.
Le nationalisme, pour les équipes dirigeantes, a été non seulement le creuset obligé de l'intégration sociale mais aussi la panacée à tous les maux de la société.
La question des Droits de l'Homme à été jusqu'à une date récente, évacuée de l'espace politique maghrébin, non à cause du lieu de leur émergence historique (Occident) ou de leur utilisation univoque par ce dernier, qu'en raison de la prégnance d'un ordre social impératif dans ce même espace arabo-berbère. Encore une fois et en schématisant nécessairement, on peut affirmer que les sociétés prises en compte ici concèdent positivement à la violence et à l'autoritarisme, parce que dans la phase pré-islamique elles étaient "anarchiques" et que communautaires ensuite, elles n'ont jamais pu accéder à ce principe inaugurateur d'individualité comme source de légitimité du pouvoir et source de droits opposables à l'État.
On peut donc admettre que la culture politique arabe a généré des pouvoirs despotiques ou du moins une conception patrimoniale de la chose publique. La configuration actuelle est, bien entendu à l'opposé d'un espace de droit et repose sur deux constantes : légitimité imposée et violence.
L'analyse historique et sociologique de la formation et du fonctionnement des cinq États maghrébins depuis les indépendances montrerait clairement à quel point la notion même d'individu-citoyen a été soit directement ignorée, soit volontairement escamotée dans la législation, la pratique administrative, le système éducatif, la vie culturelle, les mécanismes de contrôle idéologique. Si l'on excepte les premières conquêtes de la condition féminine en Tunisie grâce à Bourguiba, le statut juridique des femmes et de l'enfant après 40 ans d'indépendance, suffit à établir le poids de la vision patriarcale et de la traditionalisation dans la "culture" des "élites" politiques qui ont contrôlé les appareils étatiques. On peut aussi citer les conflits récents et toujours ouverts entre les États et les "citoyens" au sujet des ligues des droits de l’homme : officiellement, on adopte avec détermination tout le discours occidental sur les droits de l’homme ; dans la pratique, on exerce un contrôle étroit sur les animateurs des ligues.

Le plus important, cependant, dans les sociétés maghrébines contemporaines, c'est l'absence d'un débat démocratique continu, libre, ouvert aux grands problèmes internes à chaque société aussi bien qu'aux défis changeants de la vie internationale, de l'économie mondiale, de l'ordre - ou désordre - monétaire, de la philosophie libérale, des stratégies géopolitiques... Les hommes et les femmes capables de nourrir ce débat ne manquent pas ;, mais il n'y a ni les cadres sociaux qui le transformeraient en un mouvement politique ou intellectuel significatif, ni des espaces institutionnels qui l'amplifieraient tout en garantissant la pertinence. On retrouve la question de l'individu-citoyen qui cherche à émerger, mais qui ne trouve pas de points d'appuis solides ni dans la société, ni dans les diverses sphères de l'expression du pouvoir, ni dans une culture arabo-islamique revendiquée comme l'outil essentiel de réalisation de soi, mais encore silencieuse sur les tensions éducatives de la modernité.

Individu et Langue
Ainsi, les grandes axes d'une réflexion poussée pour l'élaboration d'une pensée maghrébine restent encore à identifier, à circonscrire, à assigner, à conduire en relation avec les impatiences d'une population extrêmement jeune. Je parle d'une pensée, car elle est encore à naître, à s'affirmer, à s'imposer comme telle ; la pensée maghrébine n'existe pas, non pas comme le répètent toujours les idéologies nationalistes parce que le colonialisme en a empêché l'exercice, mais parce que la situation linguistique du Maghreb depuis les Romains, a toujours été
caractérisée par une langue savante écrite maîtrisée par une minorité, et des dialectes locaux oraux, arabes ou berbères, que les élites, dans toutes les phases de l'histoire, n'ont jamais assumés pour promouvoir l'un d'eux au rang de langue "nationale". Les penseurs, les écrivains, les savants se sont toujours exprimés dans une langue et un niveau de cette langue qui les projettent dans un espace culturel extra maghrébin. Cela est vrai encore de nos jours, malgré les progrès réels de l'arabe standard qui reste éloigné de l'arabe classique des grands savants et penseurs de l'époque médiévale, aussi bien que des appareils conceptuels en perpétuelle évolution dans tous les domaines de la recherche scientifique dans le monde. L'isolement intellectuel de l'arabe standard, dominé par les usages idéologiques, mythologiques et apologétiques, a des conséquences particulièrement visibles dans le domaine des sciences de l'homme et de la société qui, seules, par leurs démarches critiques, pouvaient compenser, atténuer les ravages causés par une arabisation à finalité politique, indifférente, justement aux faiblesses anciennes et nouvelles de la pensée maghrébine.

L'identification d'une pensée maghrébine est une tâche passée sous silence, d'autant plus qu'une réflexion sur sa mise en oeuvre impliquerait aux yeux des tenants de l'orthodoxie, une atteinte au dogme idéologique du Maghreb arabe indissociable de la Nation arabe.

De toutes les manières on en est encore loin, cette situation, en effet, n'est même pas reconnue et décrite comme une tâche de l'historien, du sociologue, de l'anthropologue du Maghreb. Les ruptures et les discontinuités dans le temps et dans l'espace maghrébin se trouvent ainsi ignorées et jamais prises en considération, tant la narration chronologique linéaire de l'histoire du Maghreb continue de dominer l'enseignement et dans une mesure encore trop large, la recherche au Maghreb et sur le Maghreb.


Ce n'est pas ici le lieu d'énumérer ces tâches qui, permettraient, si elles sont remplies correctement, l'émergence intellectuelle et culturelle de l'individu-citoyen au Maghreb. Disons ici quelques mots, cependant, sur la plus lourde, la plus urgente, la plus difficile et, en même temps, la plus refoulée jusqu'ici: c'est la question de l'Islam abordée sous l'angle de l'anthropologie culturelle, de l'histoire comparée des religions, de l'histoire des systèmes de pensée théologique et philosophique.

Individu et religion
C'est ici que se révèle le plus clairement la contradiction fondamentale de l'histoire du Maghreb depuis sa conversion à l'Islam malékite qui, après le départ des Fatimides en 969, s'est imposé sans partage (sauf pendant l'intermède ottoman où le Hanafisme a gagné quelques partisans en Tunisie et en Algérie) jusqu'à nos jours. Ibn Khaldoun lui même n'a jamais poussé sa critique jusqu'à dénoncer l'hégémonie idéologique d'une école qu'il a contribué à renforcer. Non seulement le pluralisme de la pensée islamique ne s'est guère imposé au Maghreb, mais les questions fondamentales débattues en théologie, en philosophie, en méthodologie et principiologie du droit, en exégèse, en mystique ont été oubliées, refoulées depuis la disparition d'Ibn Rushd,( de Shâtibi, d'lbn Sub'in, d'Ibn 'Arafa...)

La question de l'Islam ressurgit en plein vingtième siècle comme un refuge identitaire et un levier de la lutte nationaliste. Les réformistes comme Ben Badis, Tahar Ben Achour, Allal al-Fàsi révèlent davantage l'impensé accumulé dans la perception maghrébine de l'Islam que la prise de conscience des tâches réelles rendues pourtant plus évidentes par l'occupation coloniale. Le rétrécissement du champ intellectuel de la pensée islamique s'est paradoxalement accéléré durant les années d'indépendance, alors que dans la phase des luttes de libération, on pouvait entrevoir des possibilités d'une sortie de la religion, comme l'Europe l'avait fait vis-à-vis du Christianisme. On était loin, en tout cas, de la radicalisation fondamentaliste qui domine aujourd'hui dans un grand nombre de sociétés musulmanes.

Ici encore, les historiens des années 1960-92 devront expliquer les processus et les forces qui ont conduit d'un "socialisme arabe" d'essence nettement laique à un fondamentalisme inédit dans toute l'histoire de la pensée islamique. Parmi les facteurs qui expliquent cette évolution, on retiendra l'ignorance généralisée au Maghreb, bien avant la phase coloniale, de la dimension intellectuelle pluraliste de la pensée islamique. Plus gravement encore, le système éducatif mis en place par les États nationalistes a encouragé un enseignement obscurantiste de la religion, inconciliable même avec les positions développées par les penseurs médiévaux. A ce jour, l'enseignement de l'histoire comparée des religions, de l'anthropologie sociale et culturelle, les techniques de l'exégèse des textes sacrés, des différents systèmes théologiques dans les trois religions monothéistes, reste pratiquement inexistant dans les Universités du Maghreb et, plus généralement, du Monde musulman. On a, en revanche, renforcé ou conservé les enseignements traditionnels des sciences islamiques dans les universités anciennes (Zitouna, Qurawiyyin) ou nouvelles (Constantine, Dâr al-Hadith al-Hasaniyya). Ce n'est sûrement pas là que l'Islam peut être étudié et interprété comme une des manifestations historiques du fait religieux présent dans toutes les sociétés.

Ainsi, les sociétés maghrébines consomment à outrance du religieux, du sacré, du surnaturel, du divin, du prophétisme... sans possibilité de recours à des instances intellectuelles et scientifiques qui éclaireraient la complexité des phénomènes, des croyances, des conduites, des représentations liés à chacun de ces grands concepts. Les grands débats introduits en Europe par des penseurs chercheurs comme E. Durkheim ou Max Weber, ou même, dès les XVIIè-XIXè siècles, par Spinoza, Kant, Fichte, Hegel, Marx...sur la religion n'ont encore touché, au Maghreb, que quelques professeurs et étudiants isolés. Les uns subissent le poids grandissant d'un discours religieux dévoyé par le militantisme politique, les autres exploitent avec jubilation le désarroi des jeunes sans travail, sans ressources, sans horizons de délivrance en dehors du Salut.
Ne laissons place à aucun malentendu: l'étude moderne de la question religieuse n'a rien à voir avec l'attitude réformiste qui prône un retour aux sources "authentiques" et aux enseignements "vrais" de l'Islam originel; l'anthropologie enseigne que cette attitude est d'essence mythologique puisqu'elle enracine la vérité totale, intangible dans un temps inaugurateur. Ce que le Maghreb et toute la pensée islamique doivent réussir, c'est une sortie du religieux non pas par l'abandon et le discrédit jeté sur les religions comme l'a fait un certain laicisme militant en France, mais par la conquête d'une distance critique, raisonnée, contrôle à l'égard des manifestations multiples et complexes du religieux dans les sociétés. Ainsi, les conduites les plus profanes et apparemment laïques peuvent cacher du religieux (fonctions du Panthéon sous les Républiques en France); de même que les conduites et les discours les plus chargés de religiosité peuvent renvoyer, au fait, à des réalités politiques et banales.

On voit bien que le parcours intellectuel et culturel suggéré ici est un des préalables à l'émergence, à l'existence active et féconde de l'individu-citoyen-personne au Maghreb. La démocratie, les droits de l'homme, l'épanouissement de la personne en tant qu'individu autonome et citoyen responsable, restent des mots creux, des évocations gratuites si une culture libératrice, ouverte, fondée sur l'interrogation infinie, la suspicion éducative, la critique continue des "valeurs", n'est pas prodiguée à tous les citoyens.

Il faut donc penser et agir dès lors en tenant comte de tout ce qui sépare les Maghrébins des conquêtes de la modernité. Ils vivent pourtant depuis des siècles sur les rivages d'une mer où ont circulé les idées, les découvertes, les techniques, les croyances qui ont préparé et nourri cette modernité. Le Maghreb retrouvera-t-il les fragments de son identité éclatée, renouera-t-il les liens de sa véritable histoire ou continuera-t-il à cheminer vers un destin qui n'est pas le sien, mû par des montages phantasmatiques sur ses histoires "nationales", sa religion, sa personnalité, sa vocation... Ce qui se passe en Algérie, depuis octobre 1988, illustre tragiquement ce parcours , tout en laissant espérer à tous les Maghrébins une meilleure maîtrise de leur histoire présente. A condition que soit enfin assurée à tous la liberté de penser, d'écrire, de publier, de critiquer, de croire ou de ne pas croire à des systèmes produits et contrôlés par des agents sociaux. Libertés élémentaires et, pourtant, neuves et toujours espérées, réclamées par des Maghrébins qui ont consenti assez de sacrifices pour en jouir désormais pleinement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire