mercredi 24 mars 2010

Légitimité du pouvoir au Maroc - Ahmed BENANI 87-02

Légitimité du Pouvoir au Maroc
Consensus et Contestation



AHMED BENANI

Introduction

La légitimation du pouvoir au Maroc repose sur une contradiction de taille, du moins en apparence. En effet, il y a à ce sujet référence non seulement à des périodes historiques différentes mais aussi à des valeurs duelles, jacobines dirions-nous (Etat-nation, constitution, parlement, etc,..) et religieuses (Chari'a, bey'a, Umma, etc, ..). Le paradoxe vient de cet emboîtement de registres de valeurs que nous voudrions démêler, à partir du croisement du champ religieux et du champ politique, avant d'en étudier les effets traduits, entre autres, par les diverses contestations focalisées sur la réactivation de la dimension symbolique.L'intérêt d'une telle analyse n'est pas exclusivement d'ordre anthropologique ou historique, les lecteurs comprendront aisément que la confrontation ouverte ou latente entre les divers acteurs du champ politico-religieux, dépasse largement la stricte dimension religieuse pour se fixer dans un carrefour plus complexe d'enjeux politiques, sociaux et culturels très immédiats.
Dans le milieu des années trente, les élites modernistes marocaines (salafi et " laïques") commençaient à s'orienter vers le modèle de la monarchie constitutionnelle et il y a fort à parier qu'elles ne se doutaient guère que leur "destourisme " aboutirait aujourd'hui sous la même enveloppe à des fins contraires. C'est pendant cette période, que le mouvement national institua par exemple la fête du trône qui donna en retour un singulier prestige au sultan. Ce dernier à la suite de son exil forcé de 1953, verra non sans déplaisir et arrière pensée, ce prestige croître et déboucher, à partir de l'indépendance du Maroc en 1956 , sur un mythe: celui du rôle historique de la monarchie dans la libération du Maroc du joug colonial. Ce mythe combiné à celui de l'origine chérifienne de la dynastie alaouite, permit au monarque de renforcer considérablement ses acquis symboliques qui constituèrent un champ politico-religieux extrêmement hiérarchisé. Champ dans lequel la monarchie actuelle joue le rôle d'un acteur hégémonique qui détermine, proportionnellement à son crédit symbolique, la place que peuvent y occuper les autres acteurs. Tous les observateurs sérieux de la scène politique du Maroc, relèvent ainsi que le cadre constitutionnel est un verrou dont la clé est entre les mains du roi. Cela explique en particulier que si la Constitution définit pouvoir exécutif et législatif, le roi n'est en aucune manière concerné. Sa légitimité est supposée transcender la classe politique, les aléas de la conjoncture et se confondre avec la personne "sacrée" du roi.




La légitimité du monarque marocain

Sources et Registres

C'est du positionnement dans le champ religieux que dépend pour la monarchie l'importance de sa légitimité et bien entendu toute réduction ou délégitimation de pouvoir(s) concurrent(s). Plus que tout autre règne, celui de Hassan II dont on vient de célébrer les 25 ans, apparaît éminemment sacral (1). La première question qui vient à l'esprit est celle-ci : par quels chemins la monarchie a-t-elle accédé au statut d'institution sacrée? De nombreux auteurs (2) ont à ce propos, attribué un caractère tridimensionnel à la légitimité du souverain marocain:
-Scripturaire ( Coran et Sunna )
-Contractuelle ( Bey'a )
-Historique (descendance Chérifienne ).
Il s'agit là de trois registres différents pas nécessairement concordants qui méritent d'être clarifiés.
La légitimité Scripturaire relève de la question du khalifat ou de l'Imamat, comprise ici comme la nécessité religieuse d'un chef (Imam) qui guide la communauté (Umma) et protège le Dar-al-Islam (espace acquis à la Loi Vérité du Coran ). Sans rentrer dans une savante digression théologique, on peut avancer que ni le Khalifat ni l'Imamat ne peuvent justifier ou expliquer l'occupation par la monarchie marocaine de tout le champ politique. D'autant que la version orthodoxe du Khalifat ne fait pas du Khalif le dépositaire du pouvoir normatif qui n'appartient qu'à Dieu.
La légitimité contractuelle comme son nom l'indique s'articule à la notion de contrat et ressort d'un registre plus positiviste qui semble être orienté vers la raison d'Etat ou de notion d'Etat de droit.
La légitimité historique enfin est invoquée dans le double sens d'une historicité dynastique et d'une historicité mystique et hagiographique par référence au Prophète et à sa chaîne symbolique.
L'Islam, est-ce utile de le rappeler, n'est pas une croyance ou une foi ipso facto, dans son expansion comme dans son historicité il brasse plusieurs repères d'identités spécifiques. Au Maroc et en schématisant nécessairement (3), on peut dire que l'Islam a connu trois âges : le maraboutisme (XII-XVè siècle), le chérifisme (XV-XVII è siècle) le confrérisme (XVII-XVIII è siècle).
De cette tripartition il faut retenir que dans ce pays et durant plusieurs siècles il y aura coexistence de plusieurs niveaux: culte des saints, ésotérisme mystique, stricte orthodoxie. Si le chérifisme supplanta les deux autres instances il ne les a pas éliminé, car son propre système classificatoire le rendait compatible avec toutes . Il les affecta cependant les forçant à évoluer ou à régresser. Le pouvoir monarchique, issu de ce chérifisme et représenté par un appareil politico-militaire, se surimposera à l'ensemble de la société et sera régi par une législation ou des pratiques plus ou moins laïques. Le pouvoir monarchique s'annexera l'Islam ou plus exactement son héritage local à la fois comme culture et comme source de légitimité. La primauté acquise par la monarchie n'est évidemment pas le fait du hasard, pour nous elle s'explique par une parfaite maîtrise de l'historicité de l'Islam marocain et surtout par la compréhension de la précarité de l'équilibre politico-social quasi permanent et l'élaboration de moyens adéquats qui empêchent sa rupture. Il faut rappeler pour une meilleure compréhension de notre objet (légitimité du pouvoir), que le triomphe de l'Islam mystique est tardif au Maroc : il s'affirme à partir du XII-XIIIè siècle, quand les formes d'intégration de la société s'affaiblissent et que la "Umma" éclate en corps sociaux et politiques multiples.
De la compétition directe entre "zaouia ", "Makhzen " et tribu (concepts clé de toute littérature historique et anthropologique sur le Maghreb) (4), il faut retenir l'essentiel bien que le débat autour de ces concepts soit riche d'une dimension heuristique incontournable pour toute approche sociologique et politique de cette aire (5). Le rapport Makhzen / tribu s'ordonne aussi bien sur des facteurs oppositionnels qu'intégrateurs, et dans ce jeu complexe, s'insère la dimension symbolique comme facteur de cohésion et de légitimation mais, elle aussi, non exempte d'adultération et / ou de crise. Schématiquement pour résumer ces éléments qu'il est impossible d'élaguer davantage, on peut écrire que:
-Le Makhzen n'a jamais représenté l'ensemble de la population, du fait d'une opposition d'intérêts entre deux autorités: l'autorité centrale et l'autorité locale , que l'intervention européenne figera (réduisant la tribu à un has been ) .
-A partir de 1850 (début de la période de grande anarchie au Maroc), coutume et droit musulman, superstructure tribale et Makhzen se maintiendront comme symbole d'une opposition irréductible . Non que la société soit segmentaire ou féodale , mais parce que le Makhzen était pour d'autres raisons , en crise profonde, déliquescent.
-Le Makhzen, à cause de son morcellement, ne pouvait reproduire dans sa réaction défensive que celles des groupes qui y participaient ou le composaient. L'autre partie restera marginalisée et on aboutira aux divisions suivantes:
-structure tribale ou clanique / zaouia / Makhzen.
-organisation de la production pour ce qui concerne le clan.
-la sociabilité pour ce qui concerne la zaouia.
-l'ordre politique pour le Makhzen.
La zaouia et le Makhzen jouent par conséquent un rôle important et complémentaire. Le saint patron d'une zaouia le wali", représente au niveau régional, ce que le sultan représente au niveau du Makhzen; par extension, on pourrait dire qu'il assume le même rôle dans un processus d'unification verticale et symbolique.
Dans l'évolution , la vie quotidienne, l'organisation de la zaouia, il y a reproduction "micro-sociologique" de ce qui se passe centralement et concordance avec ce qui se déroule dans l'ensemble du cadre makhzénien. C'est ce qui permet d'affirmer qu'il y a en permanence ou en latence : opposition. Lorsque s'installera la dualité du pouvoir avec la colonisation, lorsque le Makhzen sera aliéné, et lorsque du procès colonial résulteront entre autres, de nouvelles stratifications sociales, de nouvelles ambitions (hégémonie, centralisation politique nouvelle) , les clercs, les uléma , les bourgeois nationalistes et last but not least : le sultan entreront en lutte ouverte contre la zaouia pour en finir avec l'équilibre instable . On peut donc dire que le poids de la zaouia dans le croisement du symbolique et du politique est loin d'être négligeable; il agit indiscutablement comme modérateur de la toute puissance de l'exécutif y compris au niveau qui nous intéresse ici, celui de la légitimité religieuse du souverain. Cette fonction sera remplie jusque dans les années trente, quand naîtra une autre forme de sociabilité : le parti politique ,dont le rôle sera moindre, mais nous y reviendrons .

La "Bey'a" / contrat ou allégeance

La "bey'a" constitue sans aucun doute le maître mot, dès lors que l'on considère le concept de légitimité. Pour en montrer l'importance, qu'il nous suffise de dire qu'au Maroc il existe un débat intense autour de la bey'a depuis plus d'un siècle. Débat d'autant plus passionné qu'à côté de ses implications strictement politico-idéologiques, le mot lui-même possède plusieurs acceptions . Commençons par restituer ces définitions au nombre de trois , avant de considérer les autres dimensions.

La bey'a / contrat politique : pour l'élite réformatrice (salafi) et musulmane moderniste, le consensus de la communauté (Ijma') est l'instance unique de la légitimation du pouvoir. Ce consensus au même titre que la Sunna, complète le Coran (la vérité divine) et traduit toute l'essence "démocratique" de l'Islam. la bey'a apparaît dans ce cas comme un acte impliquant à la fois l'idée de serment et celle de contrat. (6).

La bey'a / mûbaya'a: l'obligation de réciprocité est contenue dans cette seconde acception qui est surtout celle des militants islamistes. Ces derniers interprètent strictement la tradition malékite , assimilant le concept de bey'a à celui de contrat de mariage ils revendiquent fermement la réciprocité de l'engagement de la part de l'Imam et déclarent nulle toute bey'a obtenue sous la contrainte (7). La mûbaya'a concept qui se réfère à la réciprocité donc, est utilisé en lieu et place de celui de bey'a comportant une connotation de soumission / allégeance. La mûbaya'a est bien entendu soumise à des conditions strictes et demeure révocable. Mais dans son essence elle signifie " se soumettre au Prince dans sa soumission à Dieu". La "bey'a devient mûbaya'a quand un chef honnête, et des croyants honnêtes s'engagent à gouverner selon la loi de Dieu (Chra' Allah)" déclare Yacine une des têtes pensantes du mouvement islamiste marocain actuel (8).

La bey'a / acte d'allégeance: Au Maroc, le pouvoir sultanien, (royal aujourd'hui), est institué ou proclamé sous la forme d'une bey'a, le peuple devra au sultan une soumission (acte d'allégeance), le sultan lui est censé assurer à son peuple la paix intérieure et extérieure. Ce contrat se présente d'emblée sous l'équation : autorité absolue contre garantie de sécurité et découle d'un système de pouvoir charismatique fort (du moins en théorie) que résume le dicton populaire: "sans gouvernement (Makhzen) c'est le désordre (siba) où le puissant mangerait le pauvre".
La pratique actuelle de cette bey'a s'ordonne autour d'un double particularité. Elle est un rituel de soumission célébré annuellement et un acte solennel, constatant et reconnaissant la légitimité du pouvoir royal ou marquant l'adhésion à l'autorité d'un nouveau monarque. Dans ces cas, la bey'a revêt la forme d'un acte dressé par un juge religieux (qadi) qui va invoquer pour sa rédaction toute la chaîne référentielle du sunnisme classique. Il nous a semblé très opportun à ce stade d'illustrer notre propos par la reproduction de larges extraits d'une des dernières bey'a qu'a connu le Maroc, on remarquera la récurrence des formules de succession malgré la très grande mutation du contexte politique de ce pays .
"Louange à Dieu qui fait du Khalifat (9) un moyen organisant la vie des hommes et leurs affaires religieuses." "Louange à Dieu qui fait du Khalifat l'expression suprême du pouvoir préservant la vie, les biens et l'honneur des sujets. Louange au Tout Puissant qui fait de lui un moyen mettant fin aux exactions des tyrans "."Le Prophète avait dit : "Ne foulez pas une terre qui vous paraît sans autorité(...)" "Le Prophète avait dit également: "Celui qui est décédé sans allégeance est mort comme ceux qui ont vécu pendant la Jahilyya (l'âge des ténèbres avant l'arrivée de l'Islam), nul n'est censé ignorer que Dieu est dépositaire de la sagesse infinie et source de générosité, il a organisé la vie ici bas à l'aide des sultans , des rois et des khalifes qui servent d'exemple édifiant. Ils assurent la sécurité, exigent le respect des préceptes de l'Islam et régissent les rapports entre individus (...)" "...Le prophète, sur lui salut et bénédiction, a dit :" le sultan est comme l'ombre de Dieu et du Prophète sur terre (nous soulignons), il est le refuge du faible et le défenseur des victimes de l'injustice. "Dans un autre hadith, le Prophète précise que le sultan est l'ombre de Dieu sur terre, celui qui lui circonvient est un égaré et celui qui emprunte sa voie est sur le droit chemin". "(...) Nous Chorfa (descendants du Prophète), Ulama, notabilités, hommes et femmes, jeunes et vieux avons décidé donc à l'unanimité de renouveler à Amir Al Mûminin (Commandeur des Croyants), défenseur de la foi et de la nation, Sa Majesté le Roi Hassan II, le serment d'allégeance comme l'avaient fait nos pères et ancêtres aux souverains alaouites". "Notre serment d'allégeance est conforme à celui prêté par les compagnons du Prophète Sidna Mohammed sous l'arbre du Ridouane. Aussi avons nous pris un engagement de loyalisme à son autorité et avons juré de lui être fidèles et de suivre à tout moment et en toutes circonstances ses conseils (...)". "(...) Cet acte d'allégeance est fait selon la tradition, il est conforme aux critères de fond, de forme et de procédure requis pour sa validation". (10)
Cette bey'a , mêlant arguments scripturaires et coutumiers (encore que le qadi ne s'est pas embarrassé de scrupules pour donner un caractère très extensible aux hadith lesquels deviennent dans ce contexte très opportunément appropriés), met en exergue la nécessité du Khalifat.. La relation Commandeur des Croyants / communauté des croyants dévoile un fait d'importance : l'adhésion ne se fait pas à un pouvoir central anonyme ( en tant que structure organisée : l'Etat) mais à un khalife, personne à la fois mythique (référence au Prophète) et réelle (Hassan II).
La bey'a, par cette remontée idéalisée aux sources (généalogie sacrée) consacre cette présence sacrée du Khalife incarnée aujourd'hui par la personne du roi du Maroc. (11).

La bey'a argument de contestation de la légitimité

On imagine l'intérêt de la controverse autour de cette bey'a ; quand d'un côté se trouve un discours politique et religieux extrêmement diversifié et de l'autre absence d'une formulation unique ou absolue de la norme politico-religieuse. Il est significatif à cet égard de relever qu'à la veille du Protectorat Français sur le Maroc, l'autonomie du pouvoir symbolique des Uléma et des confréries / Zaouia par rapport au pouvoir central était loin dêtre négligeable. Les Uléma , sans nécessairement constituer un corps distinct, pouvaient se démarquer du Makhzen , tout en ayant sur lui une influence politique (indirecte).
Ils constituaient le seul groupe de la Khassa (élite du pouvoir) vis-à-vis duquel le sultan estimait devoir justifier ses actions (12). L'exemple de Mohammed Ben Abdelkébir Al Kattâni (13) est sans conteste, le plus audacieux dans la voie de la délégitimation du pouvoir sultanien au début de ce siècle. Ce sûfi a mené sa contestation à partir d'un triple dispositif pour reprendre la formule de Tozy (14) :
"1. mahdiste dans le cadre d'une sous-prophétie confrérique, 2. cléricale dans la mesure où ce personnage reproduit le modèle du 'alim sunnite qui brave l'autorité suprême avec tous les risques que cela représente, il fait sienne l'obligation de mettre en demeure le prince, 3. chérifienne, par sa naissance El Kattâni a pu convertir son propre crédit symbolique en alternative plus crédible que le pouvoir en place". Mais revenons à l'action de ce sûfi telle que la rapporte Tozy.El Kâttani fut surtout sollicité après que le sultan Abd El Aziz fut déchu. Le nouveau sultan Abd El Hafid souhaitait une bey'a (investiture) complète de la part du corps des Uéma de Fès et sachant l'influence très grande d'El Kâttani, il lui écrivit pour lui demander son aide. Hafid proclamé à Marrakech cherchait des appuis dans le centre du pays, les uléma de Fès pouvaient le lui apporter. Ce qu'ils firent. La première bey'a rédigée par eux fut toutefois rejetée par El Kâttani, qui en proposa une seconde engageant le nouveau sultan à remplir certaines conditions , qui ,dans d'autres circonstances auraient été considérées comme très humiliantes. Le sultan allait en garder rancune à El Kâttani, d'autant plus qu'à la rivalité politique entre les deux hommes s'ajoutait une divergence religieuse. Le sultan était acquis au mouvement salafi et l'idrisside était homme de zaouia . Dans le climat de l'époque, l'enjeu d'une telle opposition dépassait le cadre strictement religieux pour se fixer au niveau politico-idéologique face à l'imminence de la domination coloniale . Hafid cherchait à réduire l'influence des zaouias à son profit, et polémiquait en tant que 'alim contre le mystique qu'il rencontrait régulièrement dans des joutes oratoires. Hafid dans cet esprit s'attaquant au mysticisme , dénonça les pratiques du dhikr ( invocation de Dieu) et de la transe dans les confréries . Kâttani lui aurait répliqué de manière cinglante selon Al Baquir El Kâttani (15) : "Il ne faut pas dénoncer seulement la transe (raqs) mais il est de ton devoir et du nôtre, de commencer par enlever les habits dorés, les boîtes de tabac à priser en or et les ceintures de soie ( l'auteur note que le sultan avait une boîte à tabac en or et portait des habits dorés avec une ceinture en soie), on va sortir en ville et chaque fois qu'on trouvera sur notre chemin un lieu de perdition ou une taverne on va la fermer ; chaque fois qu'on trouvera un marchand sans probité on le sermonera et quand on arrivera aux zaouias , on cherchera dans leurs innovations ( bida'' ) et leurs péchés comme on l'a fait pour les autres. Il n'est pas juste de feindre de ne pas voir ce qui se passe , et de susciter des justifications à tout acte interdit ou déconseillé, sauf pour le mysticisme et les mystiques. C'est l'art de la discrimination et la différenciation sans raisons ". Sur ce, le sultan et le 'alim laissèrent exploser leur colère et quittèrent la salle chacun de son côté. Relevons que les bravades dangereuses d'El Kâttani, accusé souvent de prétendant au trône et partant d'une volonté de restauration idrisside, lui vaudront une fin tragique.
Après l'indépendance du pays scellée en 1956, on verra progressivement se mettre en branle un processus d'homogénéisation des rapports symboliques, le roi devenant entre autres le dépositaire de l'essentiel du pouvoir symbolique, référant à la fois à sa légitimité historique et à l'institutionnalisation "moderniste" du régime. Le monarque n'est plus investi par les uléma selon la bey'a , il devient le producteur initial et exclusif de la symbolique définissant les normes du champ politico-religieux. Il s'agit là d'une mutation structurelle dans l'historicité même du pouvoir exécutif qu'il convient d'appréhender à partir de la dynamique de légitimation constitutionnelle.

Légitimité et constitution

Dans le milieu des années soixante et compte tenu des très grandes mutations qu'a connu la formation sociale marocaine depuis la fin de la colonisation, une question de fond commençait à préoccuper les sphères dirigeantes de ce pays : la légitimité quasi divine du souverain, lisse et fonctionnant sans aspérité, pouvait-elle suffire à susciter une forme de consensus de la société civile. Pour les sociologues avertis du caractère très composite de la société la réponse était négative, bien que les attitudes puissent varier selon que l'on prenait en compte les acteurs du champ religieux ou les autres, ceux particulièrement engagés dans les formes de luttes politiques à caractère laïque. C'est sur cette toile de fond que la légitimité de type légale-rationnnelle (constitutionnaliste) allait intervenir en complément en somme de la précédente . Par rapport à cette nouvelle norme et contrairement au souverain, les élites "modernistes" , qui pensent et agissent dans le cadre de l'Etat-nation , dans lequel selon eux doivent s'enraciner le pluralisme politique et la démocratie, se situent d'entrée de jeu en rupture avec tout dessein de continuité . Par quel cheminement est-on arrivé à cette forme de synchrétisme politique ,qui aujourd'hui à son tour, a réactivé les acteurs du contre-champ et leur idéologie islamiste utopiste- messianique?

Norme constitutionnelle pour l'élite politique

En 1934 Allal el Fassi, leader de l'Istiqlal, en écho aux thèses de Mohammed Abdou (idéologue du mouvement réformateur musulman de la Nahda ) dont il était imprégné, lançait à ses compatriotes cet exorde : " ou bien, vous restez fidèles à l'Islam perpétuel et il n'y aura pas d'évolution, ou bien vous évoluez comme les Occidentaux et il n'y aura plus d'Islam" et novateur, il esquissa l'alternative "les idées libérales universelles que nous confessons aujourd'hui ont leur racine dans la première révolution islamique, même si elle a été par la suite recouverte de superstitions et si nous en avons été éloignés par nos déviations L'Islam ne doit jamais nous empêcher d'avancer" (16). De ces fondements, le discours actuel du Parti de l'Istiqlal dégagera trois axes fondamentaux :
1.-L'attachement à la tradition et sa formulation / justification salafiste qui l'identifie à un retour à "l'Islam Pur"
2.-L'égalitarisme conçu comme interprétation actualisée de la Loi Coranique ( Chari'a ); ainsi Allal el Fassi réprouvait-il la thésaurisation et se dressait-il en faveur d'une législation sur le prêt.
3.-Recherche de la définition d'un projet autonome dans le champ politico-religieux.
C'est ce troisième axe qui fonde les grands thèmes islamiques du pouvoir centrés sur la légitimité et en alternative à l'acception univoque du Palais. Le principal idéologue du parti Abdelkrim Ghallab (17) en fera l'exégèse en ces termes: " Les musulmans sont les premiers qui ont dit que la Umma est la source de tout pouvoir(...) la souveraineté n'appartient pas à une personne mais à toute la Umma Musulmane (...) le Prophète lui-même n'a jamais possédé la souveraineté pour lui; il ne possédait pas un droit dépassant la transmission du message divin, il ne guidait la Umma que parce qu'il était chargé de transmettre le message de la religion".
Quant à la bey'a devenue aux yeux de l'Istiqlal trop obsolète, elle est réactualisée et interprétée dorénavant comme une sorte de référendum par lequel on requiert, de ceux qui sont préparés par leur savoir, leurs avis et du peuple le sien sur le Hakim (Chef) désigné ou sur les actions de ce dernier. "L'idée est née du temps du Prophète par l'allégeance du Ridouane, quand les musulmans ont décidé de reconquérir la Mecque." L'accent est mis sur le caractère contractuel du pouvoir, preuve indéniable selon l'Istiqlal, de l'essence démocratique du dit coranique. Ghallab se réfère à l'esprit de la Shûra (consultation) liée à l'âge fondateur de l'Islam, il rappelle: "Les meilleurs compagnons du Prophète constituaient un conseil que ce dernier consultait à propos de tout problème dont Dieu n'a pas révélé la solution, même si le problème était religieux." Ghallab ajoute cependant que la Shûra ne vise pas à recueillir l'avis de la majorité, mais seulement celui des "Ahl Array " (ceux qui par leur savoir font autorité) . L'Ijma' (ou avis unanime des Ahl Array constitue enfin "l'un des rouages essentiels des mécanismes législatifs" en tant qu'il donne compétence à la Umma de légiférer même dans les affaires religieuses". La gauche marocaine (18), après avoir fait sienne la recommandation de la IIIè Internationale (19 oct. 1923) : "favoriser le nationalisme petit-bourgeois et se tenir à l'écart de toute discussion religieuse", n'a jamais produit de doctrine dans ce sens. Aujourd'hui elle est préoccupée par le fait islamiste en tant que mode d'action populaire qui lui dispute très sérieusement sa base.Le phénomène est d'autant plus inquiétant que d'un côté il y a la monarchie en situation de monopole exclusif et de l'autre les partis en situatuion de formations clientes dépendantes sur à peu près tout des libéralités du palais. Nous aurions voulu , sur l'attitude et la réfléxion de l'élite , à propos du concept de légitimité, être exhaustif autant que faire se peut ; l'absence de sources fiables et les limites matérielles d'un article nous forcent à la restriction. La marginalisation des partis sur cette problématique ne relève pas exclusivement de l'omnipotence de la monarchie. A bien des égards, cela tient au peu d'impact du discours des formations politiques et surtout au caractère très ambigü de son aspect théorique. Revenons brièvement par exemple sur le cas de l'Istiqlal; choix non arbitraire, car cette formation pouvait prétendre à une décentralisation voire à l'élaboration d'une autre légitimité, tant il est vrai que l'Istiqlal était le principal artisan de l'Indépendance et à ce titre un concurrent direct de la monarchie. Il apparaît en tout premier lieu que l'antériorité du Chérfiisme est la clé qui a permis à la monarchie de transcender efficacement et durablement tout le champ politique et de réduire drastiquement l'influence sur ce même terrain de tous ses rivaux (P.I, P.D.I, U.N.F.P) dès le début des années soixante avec le règne de Hassan II ainsi que les appuis des autres acteurs du champ politico-religieux (confréries, tariqa et 'uléma). L'Istiqlal en particulier, phénomène plus urbain que rural, ne sut pas s'adapter à la nouvelle donne et resta empêtré dans une pratique discursive figée et non exempte de contradictions. Ainsi , mettait-il en avant sa revendication constitutionnelle (19) (loi fondamentale et expression de l'Etat-nation) sans jamais dire comment elle coexisterait avec la Chari'a qui évacue précisément le cadre étriqué et allogène de l'Etat-nation pour lui substituer celui de l'Umma.
L'Istiqlal reste également muet sur un autre rapport antithétique: la constitution qui régit les rapports juridiques, civiques et politiques des citoyens d'un Etat donné et le sentiment vivace et réel d'appartenance de chaque musulman à la Umma . Enfin l'Etat-nation se fonde théoriquement sur un rapport étroit entre "Etat" et "Nation" et cela n'est pas pertinent pour un fondamentaliste musulman, d'autant que Allal el Fassi considérait l'Umma comme un cadre dépassant celui juridique et politique de l'Etat , "l'Umma , écrit-il, constitue une seule Nation dont les fontières sont celles mêmes de l'aire islamique. Elle représente une entité politique qui ne devrait pas tenir compte des limites géographiques". La monarchie, elle, surtout avec Hassan II a su parfaitement éviter ces tiraillements en gérant avec brio ce qui ailleurs était source de contradiction et, dirions-nous, de schizophrénie irrépressible. Elle a construit sa voie légale-rationnelle ("constitutionnelle") dans laquelle elle a incorporé et les attributs de sa légitimité traditionnelle et ceux plus modernes relevant d'un droit plus positiviste.

L'acception Hassanienne de la légitimité constitutionnelle

C'est par la mise en exergue de sa légitimité sacrée que le 18 novembre 1962 Hassan II (20) octroye à son "peuple fidèle", la première constitution du royaume ".Ainsi la Constitution que j'ai construite de mes mains, qui sera diffusée sur tout le territoire du royaume et qui dans un délai de vingt jours sera soumise à ton approbation, cette Constitution est avant tout le renouvellement du pacte sacré , qui a toujours uni le peuple et le Roi".
Cette "Constitution mon bon plaisir" n'est pas "un évènement majeur qui illustre une rupture éclatante avec le passé politique, social, psychologique du Maroc d'antan(...) comme l'écrivait Aveille (21) qui y voyait "une première consécration officielle de laïcisation d'un régime d'âge théologique ébranlé par les apports techniques et culturels de la civilisation occidentale (...)". Par ironie, on pourrait presque rétorquer à J. Aveille, qu'il s'agit de l'inverse. La référence à la sacralité est, en effet, lourde de sens, elle postule la volonté du Prince de transcender toute hiérarchie des normes et des acteurs politiques. L'objet de la sacralisation apparaît sans confusion aucune : à la fois comme l'institution monarchique et la personne physique du roi. L'équation est en définitive fort simple: choisi par Dieu, le roi ne peut vouloir que le bien de la communauté, toute critique est dès lors impossible et celui qui s'y emploierait fait automatiquement figure d'impie. A ce stade, il est important de rappeler que cette constitution intervient après un long débat ouvert par les représentants du mouvement national dès les accords d'Aix-Les-Bains sur le thème de la nécessaire élection au suffrage universel d'une assemblée constituante qui aurait pour charge d'élaborer la Loi Fondamentale. Le débat a tourné court, tranché par le monarque qui institua un conseil constitutionnel (22) coopté et bientôt dissous. Il va de soi que la monarchie allait tout aussitôt jeter aux oubliettes le projet de régime constitutionnel défendu à cette époque et plus tard par le Parti Démocrate pour l'Indépendance (PDI),l'Union Marocaine du Travail (UMT), l'Union des Forces Populaires (UNFP) etc. Les trois constitutions que connaîtra le royaume (1962,1970,1972) seront avant tout des "windows dressing" des vitrines devant étaler le caractère irréductiblement sacré de la monarchie. Les articles 23 des constitutions de l970 et 1972 le stipulent sans effet de style :"la personne du Roi est sacrée et inviolalable", quant à l'article 19 de celle de l972 il précise :"Le Roi, Amir Al Mouminine (Commandeur des Croyants), Représentant Suprême de la Nation, symbole de son unité, garant de la pérenité et de la continuité de l'Etat, veille au respect de l'Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l'Indépendance de la Nation et l'intégrité territoriale du royaume dans ses frontières authentiques".Ces dispositions ne sont pas qu'incantatoires, elles influent considérablement sur la vie politique du pays et confèrent au roi une posture de déité (23) . L'argument hagiographique est la clé de voûte de cette sacralité du souverain. Aucune occasion (fête religieuse, reception politique, discours radio-télévisés etc.) n'est négligée pour rappeler l'origine chérifienne du monarque (descendance par filiation agnatique de la fille du Prophète) comme si l'on craignait que sa pertinence historique fusse mise en doute.L'historicité du pouvoir, dont nous parlions, apparaît dans toute sa cohérence et fait l'objet d'une attention particulièrement soignée : la constitution fait de l'obéissance un devoir civique, la Chari'a en fait une obligation canonique, le Chérifisme la transforme en source de bénédiction.
La constitution loin de déléguer un quelconque pouvoir aux citoyens, consacre la transcendance et la sacralité du roi, rien ne l'illustre mieux que ce commentaire d'une personnalité très coutumière de Hassan II (24):"Si la souveraineté appartient à la Nation, celle-ci par la bey'a ( l'investiture allégeance, en laquelle peut s'analyser le texte constitutionnel), délègue sa souveraineté au Roi qui en devient seul titulaire et peut, s'il le désire, en subdéléguer partiellement l'exercice en gardant un droit d'évocation qu'il peut faire jouer à tout moment".
Tout l'édifice normatif va se trouver progressivement structuré sous l'impulsion unique du souverain, lequel par ses initiatives variées que nous verrons ci-après, vise l'abolition ou du moins la réduction de tous les autres centres qui lui disputeraient son monopole du capital symbolique. Avant d'aborder la réaction des acteurs du contre champ religieux et non religieux, il convient pour la clarté de notre propos de préciser l'idée que le roi lui-même se fait de son pouvoir et partant de sa légitimité à partir du texte constitutionnel. Il faut à cet égard dire clairement que c'est avec Hassan II,que naît pour la première fois dans l'histoire du Maroc une véritable philosophie du pouvoir
Ainsi dans son adresse célèbre au parlement, Hassan II (25) donna dans ce sens une véritable leçon de politologie :"Dans son livre sacré, Dieu a dit ."Dis-leur d'agir car votre action sera appréciée par Dieu, par son Prophète et par l'ensemble des croyants", je considère que ce verset a été inspiré à notre Prophète comme s'il avait pour but de nous indiquer la voie à suivre (...). Vous, les élus, vous avez une mission de contrôle. Mais, qui a la charge de contrôler les contrôleurs, c'est Dieu, son Prophète et les croyants. Le contrôle de Dieu, c'est celui de votre conscience.
Votre action sera appréciée par Dieu et son Prophète, c'est-à-dire le représentant de son Prophète sur terre qui est le responsable suprême dans le pays.
C'est ainsi que se confirme ce que je vous ai toujours affirmé, que vous soyez pouvoir législatif ou pouvoir exécutif, à savoir que si la séparation des pouvoirs est indispensable , elle ne peut en aucun cas concerner la responsabilté suprême (...) Et c'est ainsi que nous constatons qu'il résulte du Livre Sacré que tous ceux que Dieu a chargés d'une responsabilité législative ou exécutive doivent obéir à un contrôle: un contrôle de Dieu d'abord, un contrôle de la part de celui que Dieu a chargé des affaires de la communauté musulmane et enfin un contrôle des électeurs ".



La société face à l'expression de la sacralité

Le tandem pouvoir-légitimité malgré tous les éclairages apportés dans ce bref essai demeure plus complexe qu'on ne le croit à priori. De manière raccourcie, on peut parler cependant de son caractère concentrique, cybernétique diront d'autres. Au centre de ce pouvoir, il y a un noyau dur représenté par le monarque et la famille chérifienne. Cette première enveloppe est celle de l'Imamat ; la seconde au-delà de la fonction religieuse, présente le roi comme le chef du Makhzen (constitué par un ensemble de familles liées depuis plusieurs générations à la dynastie Alaouite, le roi y dirige des hommes de vieilles familles caïdales qu'il utilise aussi bien en informateurs qu'en agents modérateurs); enfin le monarque est chef suprême des armées. L'Armée dès sa constitution devenait l'armée du roi. La devise des FAR est :"Dieu, La Patrie, Le Roi". Le serment d'allégeance est prêté non à la "Patrie", mais au Roi; le corps militaire s'appelle non "Forces Armées Marocaines" ou "Armée Nationale Marocaine", mais bien "Forces Armées Royales". Cette exclusivité royale du contrôle de l'armée s'appuyait sur une argumentation politique beaucoup plus large, dépassant le simple cadre de celle-ci et qui a constitué un des fondements légitimatifs essentiels de la monarchie (26). Le processus légitimateur source d'une ahurissante concentration de pouvoirs ne se fonde pas uniquement sur des facteurs scripturaires, hagiographiques ou "contractuels", il transite nécessairement par un jeu subtil où la ruse le dispute souvent à la coercition suave quand ce n'est pas la répression brutale.
Dans ce dernier volet et par rapport au strict registre religieux nous nous proposons de passer en revue les attitudes des acteurs du contre champ, ce dernier comportant aussi bien des Uléma , des organisations politiques que des mouvements associatifs ou confrériques musulmans.

La domestication du corps des Uléma

Si dans le passé comme on l'a vu le poids des uléma était non négligeable dans le processus de la bey'a en particulier et qu'ils jouissaient d'une relative autonomie politique, à l'heure de la "modernité" tout allait changer.
Ces mandarins dont la culture devenait décadente et pour le moins formaliste se verront très vite intégrés à la fonction publique par volonté tactique et stratégique du Prince dont le souci est de conserver toute l'initiave religieuse.
L'Etat les transforma en fonctionnaires gérant le patrimoine Habous , et leur prestige comme leur hiérarchisation sociale cessèrent de relever exclusivement du degré de leur savoir, de leur rhétorique ou de leur audience auprès des citoyens pour dépendre de l'échelonnement établi par leurs ministères de tutelle. Trois facteurs sont généralement avancés pour expliquer l'érosion de leur fonction symbolique dans la cité :
1.- un bon nombre d'entre eux se seraient compromis avec les autorités coloniales , cette compromission serait d'autant plus grave que les Uléma avaient décidé la déposition de deux sultans Abd el Aziz et Mohammed ben Youssef (Mohammed V avec la bénédiction de la résidence générale et du Glaoui)
2.- un nombre non moins important avait été intégré au corps des Qadi (juges religieux) et auxiliaires des tribunaux du Chra' , enfin plus près de notre époque leur marginalisation est expliquée par un 3 ème facteur évoqué par le roi lui-même :" Je ne sais et je ne veux pas savoir, vénérables uléma, à qui ou quoi, à vous, à l'administration, à la politique ou aux programmes, doit être imputé votre absence dans la pratique quotidienne marocaine (...) Messieurs ,nous payons ensemble , enfants,jeunes, adultes et vieux, le prix de ce phénomène , car dans les universités et établissements secondaires, en guise d'enseignement de l'Islam, on n'évoque plus que les causes de rupture des ablutions et d'invalidité de la prière et on n'analyse guère le système économique, social, véritablement socialiste de l'Islam; étudiants et élèves n'apprennent plus que la religion est d'abord rapport entre les hommes....." (27).
Affaiblis numériquement (28), oublieux de leur fonction politique, les Uléma n'en continuent pas moins d'intéresser l'Etat Chérifien qui les "invite" à participer plus activement à la formulation des normes religieuses devant régir la cité. Un Dahir (décret) a été promulgué qui "consacre" et "affermit" les recommandations que les Uléma pourraient faire aux institutions de l'Etat. Un Haut Conseil des Uléma présidé par le roi, coiffe dorénavant ces docteurs de la loi, bien entendu c'est le Commandeur des Croyants qui en définit les attributions et fixe le rôle de ces hommes de Dieu.Voici dans quels termes le roi Hassan leur a dispensé ses conseils :" J'attends de vous que vous soyez non seulement des professeurs dispensant la connaissance, mais aussi des animateurs de cercles intellectuels(... ) Nous devons savoir une fois pour toutes que les conseils n'ont rien à voir avec les serments de prédication (...) La prédication n'est pas de vos attributions (...) Le rôle du 'alim ne peut se limiter à dénoncer le mal(...) Vos interventions doivent ne pas être celles de uléma en face d'un gouvernement tant il est vrai que le gouvernement et les uléma constituent une seule et même famille. Religion et monde d'ici bas s'interfèrent. Le jour où un Etat musulman séparera religion et monde , ce jour-là, si jamais il doit venir, justifierait que nous célébrions d'avance les obsèques d'un tel Etat..." (29).
La centralisation de la légitimité religieuse instituée comme pôle par la monarchie a fini par ôter définitivement toute initiative politique aux uléma. Le monarque à la fin des années soixante-dix s'est employé fermement à les confiner dans un rôle de gardien de l'"orthodoxie religieuse" et non de la chari'a. En définitive, ces "spécialistes" du sacré sont réduits aujourd'hui à la gestion du culte et non plus chargés de produire de l'idéologie ou un discours voire une éthique politico -normatifs. Les uléma se voient assignés une série de tâches pratiques: animation de chaires de prédication dans les mosquées (3 prônes hebdomadaires) axés sur des thèmes moraux, sociaux et religieux, lecture de conférences dans les lycées et facultés. Cette mainmise du palais sur tout le champ religieux se manifeste également par la gestion et le contrôle des lieux de culte. L'encadrement, délégué au ministère des Habous , au haut conseil des uléma se manifeste diversément selon qu'il s'agisse de mosquées publiques ou privées. Les imams des cinq prières sont désignés par le ministère des Habous sur proposition des uléma et avis favorable du qadi. Ce même ministère contrôle le contenu des prônes, dont les thèmes sont spécifiés impérativement dans les mosquées publiques et suggérés dans les privées (30).
Mais quoiqu'il puisse en coûter au budget de l'Etat, l'instrumentalisation de la fonction symbolique comprise dans cette division et spécialisation du travail doit se faire; signalons qu'au début des années quatre-vingt on recensait au Maroc : 22 lycées dits d'enseignement originel, 4 facultés et un institut supérieur (31).



Légitimité et contestation
La diversité du champ religieux en matière de légitimation ne pouvait pas ne pas concerner les formations politiques, d'autant plus, il faut se le remémorer, que certaines d'entre elles prolongeaient le rôle des zaouias (32).

Les formations politiques

Si l'on devait adopter schématiquement un système classificatoire concernant le rapport : formations politiques / registre religieux, on obtiendrait le classement suivant:
- Istiqlal et apparentés qui intègrent l'Islam comme principe générique du discours et du projet politique.
- Partis de gauche qui entretiennent un rapport ambigü sur le fait religieux.
- Partis officiels (désignés à la fois comme majorité et opposition de Sa Majesté) qui s'en tiennent à la formulation de la norme religieuse de la monarchie. Nous ne nous étendrons pas sur le rôle des partis à propos du processus légitimateur, d'une part parce que nous en avons dit l'essentiel et d'autre part parce qu'à l'heure actuelle il est bien moindre que celui des mouvements associatifs islamistes en particulier.
Si l'on revient à l'épisode d'El Kâttani, on retiendra que la controverse se présentait plutôt comme une stratégie de discréditation, qui focalise les enjeux du pouvoir autour de deux hommes, le prince et le prétendant . C'est ce modèle de changement politique qui semble être à l'ordre du jour ou du moins postulé par les islamistes marocains. Compte tenu que:"La tradition islamique reconnait dans une certaine mesure le principe de la révolte légitime; tout en concédant des pouvoirs autocratiques au souverain, elle pose que le devoir d'obéissance des sujets devient caduc lorsque le commandement est coupable et que "l'obéissance à une créature contre son créateur est inadmissible"(33).La centralisation de la légitimité religieuse, loin donc de provoquer un processus de laïcisation ou de sécularisation, entraine au contraire au Maroc une espèce de surenchère religieuse qui s'exprime par un renouveau confrérique (toroqisme ) ou associatif (les islamistes) constituant dès lors des exemples du contre champ. Sans équivoque aucune, nous pouvons dire que c'est la monarchie qui, directement ou indirectement, a construit ce contre champ. C'est elle en effet qui a produit cette conception autoritaire qui veut que les Uléma soient dorénavant des pourvoyeurs de valeurs idéologiques en faveur du Commandeur des Croyants. En les discréditant auprès de leurs "ouailles", elle a rendu le discours de ces clercs comme celui d'ailleurs des partis, désuet. A l'heure actuelle, la position des Uléma comme celle de l'intelligentsia, entamée et drastiquement contrôlée, ouvre la voie à un néo-toroqisme et surtout aux islamistes radicaux.

Le néo-toroqisme

Il est exclu de passer en revue l'ensemble de ces mouvements qui ont fleuri ou re-fleuri dans ce pays, d'un mot nous pouvons affirmer que leur succès tient au caractère composite de la société, à l'existence de réseaux communautaires d'une part et que d'autre part ils répondent aux attentes de larges couches de la population urbaine et rurale non impliquées matériellement ou intellectuellement dans la "modernité". Parmi les confréries qui opèrent dans ce double milieu, la seule, selon Tozy (34), qui puisse être perçue comme novatrice est la "Bûchichya" fortement implantée dans la ville la plus peuplée du Maroc (Casablanca) et dans l'oriental. La confrérie est indissociable de son saint patron Al Mokhtar Bûchichi, qui vécut au début du siècle et anima une farouche résistance à la pénétration française dans le Nord du pays. Cette confrérie possède plusieurs Zaouia et dispose de plusieurs biens immeubles qu'elle met à la disposition de ses adeptes groupés en assemblées (jama'a ) de quelque cent personnes chacune. En 1960 elle passa du statut de "tariqa taburrukya" (initiatique et source de bénédiction) à celui de "tariqa tarbaouiya" (confrérie éducative) avec comme objectifs :
l'éducation, l'encadrement, l'organisation de la vie spirituelle et temporelle de ses adeptes. Le but étant bien entendu d'organiser un recrutement massif. La "Bûchichya" affirme n'avoir aucun projet politique sinon "d'éduquer et purifier de l'intérieur la société marocaine". Elle prétend s'opposer aux islamistes, qui eux revendiquent le pouvoir politique; sa démarche mystique distingue entre vérité (haqiqâ) et droit (Chari'a ), celui-ci n'est qu'un aspect de la première, laquelle est plus fondamentale. Si le pouvoir tolère cette confrérie, il s'en inquiète fortement, dans la mesure où elle recrute massivement ses adeptes en milieu lycéen et universitaire et les encadre bien mieux que de nombreuses formations politiques.
Autre secteur "autonome":les prêcheurs "libres" qui s'inspirent du modèle de l'égyptien Kichk (35) et prononcent des prônes "sauvages" dans les mosquées privées des quartiers populaires. La prédication est pour eux un devoir eu égard à la faillite des Uléma et à la nécessité de prévenir le mal (an nahyi'ala al munkar) .Les potentialités de ces néo-Kichkiens sont considérables , eux-mêmes ne dissimulent guère leur ambition d'intervenir dans les affaires de la "Dunya " (monde) bien plus que dans celle du "Dîn" (religion). Le pouvoir est d'autant plus vigilant à l'égard de ces rhéteurs qu'ils sont libres (non affiliés à des confréries ou associations religieuses), mobiles et jouissent d'une réputation à la mesure de leur aura.

Le phénomène Islamiste

Le mot phénomène n'est pas exagéré , il existe plus de 23 "associations de défense de l'Islam", la plus ancienne datant de l959. Il est difficile d'établir une typologie précise les concernant, d'autant qu'elles prolifèrent au rythme de la crise sociale multiforme, qu'elles sont de caractère récent (la plupart sont nées dans la première moitié des années soixante-dix) et qu'enfin l'enquête à proprement parler de terrain est exclue (méfiance à l'égard des non -pratiquants).
Nous retiendrons cependant deux courants significatifs . "Jama't attablîgh wa da'wa"
(association pour la transmission et la prédication),"Achabiba al Islâmiya " (Jeunesse Islamiste). La première pourrait être désignée comme réformiste et monarchiste, rattachée aux conceptions de Mawdoudi; l'autre radicale de type "Frères Musulmans" rattachée aux conceptions de l'égyptien Sayyid Qutb (36). Le réformisme de la première repose sur le postulat: "changer l'homme avant la société", ce qui revient à dire qu'il faut agir sur l'homme pour mieux transformer la société. L'archétype étant celui du Prophète Mohammed et sa vie exemplaire. Quatre orientations sont fixées par la "Jama't attablîgh wa da'wa" :
1-enseigner et apprendre (exégèse, hadith),
2-servir les autres (son prochain),
3-prier,
4-prêcher et convertir.
En somme, il s'agit de faire sortir la communauté des croyants des ténèbres de la période anté-islamique (Jahilyia ) par la sacralisation du quotidien. Mais tout en favorisant cette religiosité à bien des égards banale, la Jama't ne porte pas moins d'intérêt aux affaires publiques. Son discours dévalorise le droit positif et met l'accent sur ce qui est devenu un leitmotiv "Il n'y a de puissance que celle de Dieu et de soumission qu'à Dieu seul", ce qui pourrait signifier une mise en garde indirecte au monarque quand ce dernier oublie sa qualité de simple intercesseur de la divinité.
Le radicalisme de "Achabîba al Islamiya" est sur bien des plans similaire à celui des gauchistes des années soixante-huit et comme lui il s'exprime sur le registre de l'exploitation économique et sociale. L'association sans atteindre l'anathème du groupe égyptien "Attakfir wal Hijra" (ce dernier allant jusqu'à accuser le peuple d'apostasie et prône l'assassinat politique cf. Sadate) consacre son énergie à la défense des "mustad'afine" (opprimés) et légitime d'un point de vue religieux la lutte contre leurs oppresseurs. Si le terrorisme politique semble inexistant au Maroc, les islamistes ne sont pas moins féroces dans leurs attaques verbales pour l'heure (?) aussi bien du "Commandeur des croyants" que des réformistes salafi et autres confréries "obscurantistes".
Leur chef Abdessalam Yacine (37) s'inspire, sans aucun doute, de la lutte politique circonscrite dans un espace théologique (modèle du chérif Al Kâttani), malgré, faut-il le redire, la non - existence des conditions objectives de sa réussite (dûe au processus de centralisation verticale et horizontale des fonctions symboliques par le monarque actuel). Mais au-delà de la transformation de l'épistémè politique, c'est à dire le passage d'un lieu de pouvoir identifiable (sultan), ce qui supposait à priori l'efficacité du procédé de défi, à un lieu de pouvoir plus ou moins anonyme et en tout cas plus complexe : un Etat moderne coiffé par un monarque absolu et éclairé (Hassan II), il mérite qu'on s'attarde sur la critique théologique et politique menée par Yacine à l'endroit du souverain. Cette critique est contenue dans une lettre ouverte, que Yacine, 'alim de Marrakech, a écrit au roi du Maroc et qu'il a intitulée "l'Islam ou le déluge". La lettre se présente sous la forme d'une brochure (38) de cent quatorze pages et a été rendue publique au moment de son envoi (1973), nous en donnons ci-après les passages les plus significatifs par rapport à notre objet.

"Mon épistole n'est pas comme toutes les lettres que tu reçois, elle fait de la réponse une obligation et même le silence est une réponse éloquente.C'est une lettre ouverte; j'ai tenu à ce que la communauté en prenne connaissance avant que tu ne reçoives ta copie(...). Quelque soit ta réponse mon cher neveu du Prophète, tu ne pourras interdire la parole de Vérité et de Justice que je clame. Quel que soit l'homme qui se dressera devant moi, le roi et son autorité (sultane), ou le croyant, esclave de Dieu qui accepte le conseil, sache que Dieu le Glorieux ne peut être vaincu. Il est de ton droit et de celui des Musulmans de connaître celui qui ose t'écrire(...) Je suis l'esclave de Dieu, pêcheur, fils de paysan, élevé dans la rareté et la pauvreté matérielle. J'ai appris le Coran, il est, et sera ma lecture préférée, j'ai étudié auprès de nos grands 'alim dans un institut religieux. Mais très tôt j'ai su rechercher un savoir plus large, que la médiocrité qui caractèrise nos instituts religieux. (...).
(...)J'ajoute une précision nécessaire, c'est que le fils du paysan berbère est un pauvre idrisside d'origine chérifienne et en tant que ce que je vais écrire sur le nationalisme arabe, aura son véritable sens. Je me défends de toute vélléité régionale ou tribale. Dieu m'a comblé par ma descendance chérifienne et j'ai pu connaître les bienfaits des arabes, ceux qui sont parents et proches du Prophète.A une seule condition, c'est que "l'arabité" ne doit pas être une chaîne autour de nos cous et un obstacle barbare à l'universalité de la da'wa islamique"(...) Le devoir de te donner conseil est une obligation qu'a imposée Dieu aux Uléma de la Umma" . "(...)"Dieu t'a prévenu deux fois (39), alors que tu désespérais de vivre. Mais quand il t'a sauvé, tu t'es détourné de lui (...) et ceci (la lettre), est un troisième avertissement(...).Deux rois et un président(40) ont eu à affronter trois hommes de Dieu. Les deux rois et le président ont tué le prédicateur. Les premiers ont reçu la malédiction et la déroute rapide, et les seconds ont été des martyrs bénis. Je suis le quatrième de ce siècle. Choisis ton camp : Abd El Hafid le Alaouite.
(...) Tu as annoncé, petit fils du Prophète, il y a quelques années après que tu aies été déçu par tes alliés et tes serviteurs de l'armée,la renaissance islamique et tu as choisi pour réaliser cette renaissance les plus vils et les plus trompeurs parmi tes gens(...)Je ne t'écris pas ce défi parce que je suis désépéré de toi ni pour t'attaquer mais espérant que Dieu illumine ton pouvoir de discernement (bassira) envers la justice. J'ai toujours détésté le "putchisme" comme solution aux problèmes et je le suis encore parce qu'il déclenche un processus infernal. Je t'écris espérant que tu prendras "finalement" l'initiative de faire renaître l'Islam, après que, les espoirs de la communauté aient été déçus par ton projet de renouveau et qu'il s'est avéré que nous sommes un jouet pour ta politique flottante. (...)Je suis aujourd'hui, Malékite tenu par le devoir de repousser la fatwa de ton 'alim fou, qui t'autorise à sacrifier le tiers de cette communauté par une autre fatwa de notre imâm (MaliK) qui accule le despote injuste à son destin s'il ne devient pas un Omar ibn Abd El Aziz".

Yacine fixe alors les six conditions du salut. Celles-ci apparaissent comme un projet politique qui élimine du futur islamique, les politiciens corrompus, les 'alim imposteurs et permettent le maintien d'un roi juste et bon assisté d'une armée de Dieu.
Les six condtions sont les suivantes:

"1.-Les sociétés de la "Jahiliya" que tu prends comme modèle à cause de la situation qui te rend roi de tes semblables incapables d'avoir une réflexion indépendante, sont des sociétés d'animaux parce qu'elles ne réfléchissent pas au but pour lequel Dieu a créé l'homme (...). Il y a au Maroc une foi très forte chez les opprimés (mûstad' afûn), héritiers des lendemains radieux et de l'avenir faste de l'Islam. Autour du roi, il y a des gens qui l'empêchent de voir les bonnes choses il y a aussi les experts impis qu'aucun musulman ne doit côtoyer: ceux-là sont les compagnons et les conseillers du roi et on doit les écarter tous. Le roi n'a de salut que dans la compagnie des hommes pieux comme c'était le cas chez Ibn Abd El Aziz. Ces gens sont la semence à partir de laquelle se construira la communauté des croyants fondée sur une allégeance réciproque (mûbaya'a et non bey'a) et non une allégeance à sens unique, imposée par la force. Nous sommes malékites et malik répétait le hadith du Prophète: le divorce sous la contrainte est nul, c'est-à-dire la beiya sous la contrainte est nulle). Cherche-toi alors une nouvelle légitimité que tu mériteras avec dignité et remplis les conditions que je mets entre tes mains (sic)."
2-"Tu annonceras publiquement et clairement ta rédemption, ta volonté de rénover l'Islam (niya). Tu expliqueras ton programme pour arriver à cette rénovation et tu demanderas pardon pour ta comédie que tu as appelée renaissance islamique."
3- "J'entends par repousser les injustices, une réparation globale de ce que tu as perverti et qui t'a perverti: surtout, ton monopole de l'argent et du prestige (...)"
4- "Fais allégeance à un conseil élu selon les procédés islamiques, c'est-à-dire que tu demanderas conseil pour son choix aux hommes de la da'wa (les ulémas), après avoir interdit les partis politiques et permis aux hommes de la da'wa de montrer à la umma ses pêchés et les moyens d'accéder au salut. L'ossature de ce conseil sera constituée par l'élite des jeunes militaires , parce qu'elle est la seule force organisée au pays .Ce conseil s'associera à toi pour le travail et il te surveillera jusqu'à ce que tu atteignes ta majorité et tu prouves que tu as réalisé ce que tu as promis.
5- "Le développement au profit de la communauté contrairement à ce que tu fais maintenant, et que ne sert qu'une classe privilégiée t'obligeant à chercher le compromis entre les factions qui se disputent les biens des Musulmans. Il faut que tu écartes progressivement le capitalisme et le socialisme utopique (...), et imaginer une économie islamique basée sur ces trois principes qui préparent un développement rapide et à la mobilisation générale:
a) répartir les droits et les obligations de telle sorte que la richesse ne soit pas un état consacré à un groupe de gens, sans la communauté (...)
b) l'Etat doit disposer de toutes les richesses et les utiliser avec liberté et courage pour accéder à l'opulence générale et une entraide entre les Musulmans.
c) annuler l'injustice sociale et annuler la pauvreté de la communauté que tu as tant cachée par ton slogan "enrichir le pauvre, sans appauvrir le riche". Le Prophète a ordonné le don du superflu : tout argent qui permet à une faction de jouir dans le gaspillage, au détriment de l'économie de la umma est prohibé (haram) et doit revenir à celle-ci.
6- "La rédemption générale, c'est-à-dire que les énergies de la umma éparpillées et perdues doivent être rassemblées autour de la bonté islamique qui est le substitut de la violence de classe et de la guerre civile qui nous menace. Les énergies des jeunes et leur pouvoir de changer les choses par leur enthousiasme permanent, les capacités des intellectuels et des hommes de sagesse et d'expérience se perdent dans les discussions doctrinales politiques et sectaires. C'est autour de l'Islam que les efforts doivent être décuplés (...).La renaissance islamique tant attendue ne fera ni couler ni n'opprimera quiconque, elle invite au contraire chaque homme à participer dans un projet grandiose et à lutter pour une cause noble (...); cette rédemption générale n'est possible que sous les ordres d'un chef absous et avec une nouvelle allégeance(...).

Au Maroc, comme nous pensons l'avoir largement démontré, la relation entre champ religieux et champ politique est non seulement manifeste mais fonde une hiérarchisation sociale. A travers les trois âges mentionnés (confrérisme, maraboutisme et shérifisme), les différentes données analysées dans ce texte ont été à l'origine des constituants fondamentaux de l'équilibre sociétal qui s'inscrit lui-même dans le cadre d'une historicité particulière. On a vu comment la monopolisation des fonctions symboliques par un exécutif tout puissant représente la première rupture grave de cet équilibre. On ne peut guère ignorer également, que le "renouveau" islamique participe à cette rupture en se situant en dehors de cette historicité. Dans ce sens la pensée des islamistes nous semble relever d'un cliché qui fonde une forme d'archétype fixé dans le passé. Cette opération en cours singularise cette tendance parmi les autres mouvements revendicatifs de type messianique révolutionnaire, donc des autres expressions d'utopies sociales, dans ce qu'elle introduit un autre rapport au passé, à l'histoire qui privilégie "un âge d'or, lequel est celui de la cité musulmane idéale"(41). On assiste donc à l'apparition de ceux que Kichk qualifiait de "pubertaires de la pensée" et qui par des techniques variées (cas de Yacine) contestent avec plus ou moins de bonheur la légitimité des régimes accusés d'être des ennemis de Dieu.

On assiste du même coup à une re-politisation de l'Islam au sens le plus fort du terme, c'est à dire à la traduction des expériences "nationales" (marocaine,algérienne etc.) en termes d'expériences génériques, impliquées par un ordre, communes à toute une catégorie d'Etats-nations. La dynamique de l'Islamisme, et en cela rien de surprenant,
opère à son profit un transfert d'enthousiasme et la "Da'wa" l'emporte de plus en plus et sur l'Islam orthodoxe de l'Etat et sur les tendances à la sécularisation.





Conclusion

Dans la presque totalité des Etats de l'aire culturelle islamique, les échecs du libéralisme sont imputés au néo-colonialisme et ceux du socialisme autoritaire à la bureaucratie et aux diverses formes de tyrannie tracassière. A partir de ce double échec , de larges fractions de la population et surtout de la jeunesse refluent vers le religieux, en tant qu'autre nom de la spécificité et qu'idéologie motrice de non occidentalisme. Au Maroc et nous le supposons , ailleurs, se développe l'idée ou la conviction de l'Islam comme panacée, de la primauté du spirituel sur le matériel. Ce "renouveau mystique" qui déborde les cénacles salafi , les cercles confrériques et maraboutiques, nous le percevons fondamentalement comme une réaction contre l'ingérance croissante de l'Etat dans toutes les sphères, celle de la famille, de la vie privée, de la religiosité, de la modernité et de l'occidentalisation. Il prétend s'inscrire en deuxième lieu contre la corruption, la dégradation des moeurs et se pose comme caution et sanction de la moralité, de la pureté. Sur le plan du politique il ne se veut pas moins qu' alternative d'une véritable légitimité islamique du pouvoir. Comment alors le situer, le comprendre par rapport à la crise complexe qui traverse de part en part tout le champ politico-religieux; comment analyser cet Islam en passe de devenir institution imaginaire de la société. Il faut tout d'abord, comme le souligne magistralement le Professeur Arkoun (42), relever le processus actuel d'idéologisation qui porte la pensée musulmane contemporaine à opérer des transferts décisifs du champ théologique traditionnel au champ sociologique et à formuler le contenu de l'Islam en termes de normes et valeurs d'ordre socio-économique et politique. Ce processus jugé archaïsant par beaucoup d'observateurs, s'accomplit nonobstant la diversité intervenue dans les données économiques, politiques,juridiques; il est en quelque sorte l'oeuvre des groupes de contestation qui ne peuvent s'exprimer que dans le seul champ qui leur reste disponible, celui de la religion à statut "subalterne". Le discours islamique contemporain constitue à la fois une référence et une forme de projection qui fonde un mythe, celui de l'âge inaugurateur pensé dans toute son idéalité ou perfection générique (43). C'est ce qui explique la consternation des islamistes par rapport à l'éclatement du "Dar al Islam" en Etats-nations concurrentiels (réalité telle qu'elle émerge des multiples dominations et du processus récent de décolonisation).
Les islamistes posent l'impératif du retour au "Dar al Islam" à la "Umma", seule condition d'application de la "Chari'a". Dans ce sens, ils récusent à la fois les attitudes nationalistes et l'Etat-nation en tant que concept occidental, avatar de l'impérialisme repris en tant que tel par toutes les classes dirigeantes arabo-musulmanes.Ils s'inspirent, affirment-ils, de la lutte et de l'esprit du message du Prophète; Mohammed disent-ils aurait pu aisément encourager et structurer un nationalisme arabe "qawmiyya 'arabiyya" à partir des tribus divisées entre elles. Il aurait pu délivrer cette nouvelle nation des dominations byzantines et perses exercées par des roitelets arabes dévoués. Il eût alors obtenu un succès quasiment certain et immédiat, au lieu de quelques treize années de souffrance à la Mecque. Il aurait pu, du moins utiliser l'arabisme pour faire réussir son message dogmatique, substituant un tyran arabe au tyran perse ou byzantin. Il ne l'a point fait parce que son message est précisément qu'il n'y a point d'autre citoyenneté en Islam que celle de la foi " jinsiyyat al 'aqida". Pour eux donc, cette calamité de l'Etat-nation est d'autant plus affligeante qu'elle est assimilée à une station relais de la dépendance, du sous-développement et de la capitulation devant les ennemis de Dieu: l'Occident laïc et last but not least Israël.
Les islamistes ne peuvent donc, partant de ces postulats, qu'être en concurrence directe et permanente avec les représentants des structures de l'orthodoxie religieuse (Etat) pour tenter de briser leur monopole de la production des biens symboliques légitimateurs, le cas du Maroc étant à cet égard fécond en illustrations .
Ces prosélytes des temps modernes,clercs semi-savants, opèrent par conséquent un réinvestissement du domaine symbolique à partir de cet autre postulat qu'est le devoir de chaque musulman, "détenteur de la connaissance religieuse" de diffuser la parole divine et de lutter contre "al-monkar" , c'est à dire contre ceux des musulmans qui n'appliquent pas la "Chari'a" ou à fortiori ceux qui la violent.
La généalogie du politique au Maroc, qui est celle aussi du religieux, nous permet de dire en substance que l'effondrement du "dar-al-Islam" ,aggravé par la domination coloniale et ses conséquences, a signifié du XIXè au XXè siècle l'effondrement des élites musulmanes urbaines tandis que les révoltes, les résistances étaient l'apanage des structures rurales maraboutiques et confrériques, dont certaines finiront par collaborer avec l'occupant. Puis vint le "Souffle d'Orient" porteur de l'esprit de renaissance qui "modernisa"(44) l'Islam Scripturaire. Le nationalisme se développa à partir de cette matrice et couvrira le second tiers du XXè siècle de façon exclusive. Aujourd'hui, ce nationalisme est à bout de souffle, il ne produit plus à lui tout seul suffisamment d'allocations positives, et à regarder le cas marocain, on évalue parfaitement l'adultération de ce nationalisme voire même de la religiosité par la monarchie alaouite. L'enjeu politique est de taille et dépendra de la course de vitesse entre les deux protagonistes : l'Islamisme radical et l'Islam institutionnel. Le premier, il est vrai, se caractérise par une myopie constitutive par rapport au mouvement de l'histoire islamique, alors que le second s'accomode fort bien de cette histoire et tente de l'infléchir en permanence à son profit. La force potentiellement explosive des islamistes est contenue dans le "tawhid", l'unité fondamentale qui doctrinalement réfute la séparation entre "dîn wa dawla" religion et Etat et s'articule à leur revendication du pouvoir et la mise en pratique des impératifs coraniques.
La faiblesse de l'Islam orthodoxe marocain réside dans une forme de pragmatisme dans le maintien de l'ordre social d'où ne sont exclus ni l'imposture ni la répression.

Ahmed BENANI
Genève,novembre 1986




NOTES


1. La sacralité dans ce contexte se veut une synthèse de la légalité et de la légitimité.
Je retiendrai pour ma part la définition de Mohamed TOZY, "Edification d'un Etat moderne, le Maroc de Hassan II" ouvrage collectif, Albin Michel l986, p. 52, pour qui la sacralité:"singularise une instance qui suscite la crainte et invite au respect; elle est l'expression de la suprématie inconditionnelle et souveraine d'un acteur politique sur les autres acteurs qui est réalisée, grâce à la fusion de trois "raisons" : la raison d'Etat, la raison divine et la raison historique".

2. Clifford GEERTZ ,"Islam observed: religious development in Morocco and Indonesia" second édition University of Chicago Press 1973. Ernest GELLNER,"Pouvoir politique et fonction religieuse dans l'Islam maghrébin" Annales ECS, mai-juin l970. Michel CAMAU, "Pouvoir et Institutions au Maghreb", Tunis, CERS productions, l978. Mohamed TOZY, op. cit et"Champ politique et Champ religieux au Maroc: croisement ou hiérarchisation" DES en sciences politiques, faculté de droit, Casablanca l980.

3. Voir pour cette périodisation et son analyse l'excellent ouvrage de Jacques BERQUE "L'intérieur du Maghreb", Gallimard, Paris l978, pp.423-543.

4.-Zaouia est rendu généralement en français par confrérie religieuse et Makhzen par Etat central. Il y a en outre référence à deux espaces, la zaouia renvoie au lieu où se réunissent les partisans d'une voie mystique (tariqà) pour la méditation, la prière et la perpétuation de la tradition instituée par le fondateur; le Makhzen désigne l'instance où s'accumulent les moyens majeurs de gouvernement, le trésor, la bureaucratie, l'armée. Quant à la tribu, elle a fini par prendre tous les sens , par recouvrir toute une série de contenus. Ainsi, pour les uns il y a la tribu-nation, la tribu-parti, la tribu corps de troupe etc. Pour les autres, l'organisation tribale est vue à travers l'image d'une multiplication à partir de la famille biologique: la famille, la farqa (clan),la djémâa (assemblée).

5.- (E) Gellner "Saints of the Atlas", London, Weidenfeld and Nicholson l969, mais aussi Germain Ayache "Etudes d'histoire marocaine", Rabat, SMER, l979; (C) Geertz, op cit; Abdallah Laroui "Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain", Paris, Maspéro l977; Paul Pascon cité par Abdelkébir Khatibi in "Maghreb-Pluriel", Denoël, Paris 1983.

6.- voir notre ouvrage "La formation sociale marocaine de la fin du XIXè siècle à la marche verte (l975) " pp. 36.37, Ed Piantanida, Lausanne l983; l'historiographe marocain Akansus Mohammed, cité par Laroui (op.cit.) p.72, définit assez strictement les conditions d'investiture du sultan telles qu'elles découlent de la Bey'a et que nous résumons ci-dessous:
Le sultan doit remplir 6 conditions pour être investi en tant qu'Imam: il doit être pubère,de sexe masculin, de condition libre, sain de corps et d'esprit, quraïshite et 'adel ( non dans le sens de juste ou équitable, mais dans le sens juridique d'homme honorable de bonnes moeurs).

7.- On doit en effet relever que si ces conditions (cf. note supra) sont relativement faciles à réaliser, celles qui fixent la déposition légale du sultan apparaissent selon les mêmes sources hautement improbables à réaliser. Les raisons de détrôner un sultan déjà investi sont limitativement fixées: parjure, emprisonnement par l'ennemi, folie ou infirmité; les uléma soulignent que l'impiété et l'immoralité ne justifient pas une déposition. Ces mêmes uléma quand ils sont appelés à désigner l'Imam doivent remplir trois conditions majeures: être honorables, versés dans les sciences religieuses et doués d'une intelligence politique.

8.-YACINE (Abdessalam). "Al Islam bayana ad-dawla wa ad da'wa" (l'Islam entre l'Etat et l'appel islamique), Casablanca, An Najah, 1971-72 p. 81.

9.- Succession du Prophète à la tête de la Umma musulmane pour assurer la pérennité des pouvoirs spirituel et temporel.

10.- Texte de bey'a lu par Habib Allah Ould Bouh, Qadi de Dakhla, Bulletin Officiel No 3490, 28 choual 1399 / 20 septembre 1979, cité par (M) Tozy op. cit. page 58.

11.- A en croire une savante offensive médiatique développée par Rabat, il apparaît que ce rôle de Khalife ne s'arrête pas aux portes du Maroc, depuis la chute du Khalifat de Constantinople en 1923 le monde musulman est privé d'un guide unique, Hassan II aurait toute l'envergure pour jouer le rôle de Khalife de l'Umma . Et Rabat de citer tous les faits d'armes qui le désigneraient pour cette fonction: il est le Président de la Conférence Islamique, celui du Comité de libération de Jérusalem, c'est le seul chef musulman à avoir reçu le Pape chez lui, c'est un grand homme politique clairvoyant et respecté dans le monde entier etc.etc.

12.- (A) Laroui, op. cit. p. 103 précise "si l'autorité des 'alims (uléma ) est (...) réelle et importante elle est différente de celle des shârîfs. Ceux-ci dépendent tous les jours des libéralités sultaniennes , mais ils jouissent d'une autorité étrangère au Makhzen, qui peut même dans des conditions favorables, comme le soutien d'une Zaouia locale, se détacher et se transformer en pouvoir politique concurrent. les 'alims, quant à eux sont relativement autonome, mais leur autorité est co-naissante pour ainsi dire avec le Makhzen qui ne leur appartient pas. Ils exercent un pouvoir indispensable, mais qui n'est pas suffisant en lui-même, tandis que celui des shârîfs, qui n'est pas indispensable puisque le Maroc a su s'en dispenser des siècles durant, peut tout de même se suffire"

13.- Mohammed Ben Abdelkébir El Kattâni est issue d'une vieille famille fassie, d'origine idrisside. Né en 1873 et après des études à la Qâraouiyne il rejoint le courant sûfi, il fonde lui-même la puissante "târiqa" ahmadiya kattaniya. IL sillonne le royaume avec un profond intérêt pour les tribus berbères qu'il considérait impies par ignorance. Il impulse un processus remarquable traduit par la création de plus de 100 zaouias et concernant des milliers d'adeptes. Cf. Laroui op. cit. qui cite Michaux-Bellaire in "Revue du Monde Musulman" vol. 5, l908, pp. 393-435.

14.- Mohamed TOZY, in CERI No 3, "Du tyrannicide à la mûnadara: les voies islamiques du refus" p. 104.

15.- "Biographie d'un martyr", l961, p.12, cité par Tozy ibid p. 106.

16.- Allal el Fassi, "Rapport doctrinal", Parti de l'Istiqlal, documents, "nos points de rencontre avec la droite et la gauche occidentale ".

17.- Abdelkrim Ghallab in "Défense de la démocratie" presse et documents du parti de l'Istiqlal , société marocaine d'édition , Casablanca l976 (en arabe)

18.- Il s'agit essentiellement du courant UNFP / USFP (Union Nationale des Forces Populaires et Union Socialiste des .....) du PPS (Parti du Progrès et du Socialisme, label du PC local ) et aujourd'hui de l'OADP. Voir pour l'USFP l'éditorial d'"Al Moharir" (en arabe) "Le socialisme est une chose et l'athéisme une autre" 3 août l979.

19.- Lidée de "décadence" implique une certaine historicité. Or, pour tous les réformistes arabes, la décadence est un "un accident de l'histoire islamique". Ils opèrent, conformément à une vision historiciste celle-là, 3 coupures dans leur histoire: la première est celle de la Shûra "pouvoir consultatif conforme à la loi islamique"; la seconde est celle de la monarchie absolue, instaurée en Islam par les Ommeyyades; la 3è période est celle du pouvoir despotique des turcs. Le despotisme est donc pour les réformistes arabes, un type de pouvoir étranger à la fois à l'Islam et à l'esprit arabe.En situant le retard de leur pays au niveau de l'institution politique, les réformistes arabes ne pouvaient trouver d'autre solution que le pouvoir constitutionnel; c'est ce qui explique que le constitutionalisme soit devenu leur revendication centrale au XIXè et dans la première moitié du XXè siècle.

20.- Hassan II, discours du 18 novembre l962 : "Le Maroc en marche", Rabat, Ministère de l'Information, l965, p.198.

21.-Aveille (J.) "Le Maroc se donne une monarchie constitutionnelle", Confluent No 27 Janvier l963 pp. 6,7.

22.- Dahir (décret) du 3 novembre l960, Bulletin Officiel du 4 novembre l960, p. l898.

23.- Le roi est à l'abri de toute atteinte physique et morale et de toute poursuite judiciaire, et toute atteinte à cette intégrité est passible de peines et de sanctions dont les modalités sont consignées dans le code pénal (article 163 à 186 du code pénal marocain),il ne peut être l'objet de critique ni être représenté d'une manière humoristique" (M) Tozy, op. cit. p. 60. L'article 37 de la constitution de 1972 déclare "Aucun membre de la Chambre des représentants ne peut être poursuivi ou recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions, hormis le cas où les opinions exprimées mettent en cause le régime monarchique, la religion musulmane, ou constituent une atteinte au respect dû au roi".

24.- Ahmed ALAOUI, ministre d'Etat et président du trust de la presse gouvernementale "Le Matin du Sahara" et "Le Soir", dans son éditorial "Du pouvoir constituant". "Le Matin .. "du 28 février 1972, soit quelques jours avant l'organisation du référendum constitutionnel de l972.

25.- Hassan II, discours du 13 novembre l978, définissant les pouvoirs du Parlement, in "Le Matin du Sahara" du 16 octobre l978.

26.-Une déclaration de Mohammed V aux gouverneurs de provinces, en juin l960, l'illustre parfaitement:"Notre pouvoir, nous le tenons du peuple; nous sommes responsables devant lui, vous êtes responsables devant nous" in "Al Istiqlal" No l95, juin 1960, p.5. Le Prince héritier Hassan peut alors définir les FAR qu'il dirigeait comme "L'armée du peuple, qui n'a qu'un seul but: servir votre Majesté, servir le peuple marocain"ibid No 151, 16 mai 1959.

27.- Hassan II, discours du 1er février 1980, voir traduction française dans le journal gouvernemental "Le Matin du Sahara" 3 février l980.

28.- Une minorité d'entre eux seulement s'occupe du prêche dans les mosquées de façon régulière (d'après les statistiques des habous, seuls 241 sur les quelques milliers de titulaires du diplôme de la "Chari'a", assument cette tâche), la majeure partie étant intégrée dans la fonction publique. A côté de la "Rabita" ( qui est une association défendant les intérêts matériels et moraux des uléma et dont l'intervention politique reste occasionnelle et plutôt formelle), il existe des "conseils scientifiques" à Fès , Marrakech, Taroudant, Tétouan, Oujda qui animent parallèlement aux écoles de al Chari'a des cercles d'études du fiqh.

29.- Hassan II, ibid.

30.- Les Habous gèrent matériellement les mosquées publiques et versent des salaires aux officiants; en contre partie ces mosquées sont fermées entre les prières et on ne peut s'y réunir (danger islamiste) alors que les mosquées privées sont étroitement surveillées par la police , du moins les plus importantes. Mais il y a des limites à la prise en charge matérielle des lieux de culte, elle représenterait un gouffre financier compte tenu qu'en l980, il existait 19.000 lieux de culte dont 13.000 privés. Le ministère des Habous n'en coiffait pour sa part que 6000 y employant 20.481 personnes .

31.- L'université Qarraouiyyne comprend deux facultés de Chari'a à Fès et à Agadir, 1 Faculté de théologie à Tétouan, 1 Faculté de langue arabe à Marrakech et 1 Institut Supérieur "Dar al Hadith al Hassani" à Rabat.
Après un cycle de 4 ans , les élèves accèdent aux lycées qu'ils quittent à la suite du baccalauréat originel leur donnant accès à l'Université Qarraouiyyne; l'Institut "Dar al Hadith" dispense une spécialisation relativement poussée qui ouvre sur des carrières prestigieuses (enseignement supérieur, magistrature suprême, recherches théologiques et historiques), les facultés forment un personnel religieux intermédiaire(petite magistrature, auxiliaires de justice et enseignants secondaires). Il faut cependant relever que ces facultés souffrent de la concurrence de l'enseignement laïc, concurrence qui ne facilite pas l'intégration professionnelle des 500 lauréats annuels de la Qarraouiyyne. L'Administration des Habous forme pour sa part enfin , les serviteurs du culte (mezzin, imams, prêcheurs itinérants) mais à une échelle plus modeste.

32.- Chacun se souvient au Maroc et ce jusque dans les années 60, qu'on désignait les membres du Parti de l'Istiqlal non pas d'istiqlaliens mais de " 'laliyoune" (du prénom de Alal el Fassi leader du PI, Allal qui en la circonstance apparaissait comme le wali / saint patron de la "Zaouia" istiqlalienne.

33.- Bernard Lewis "Les assassins. Terrorisme et politique dans l'Islam médiéval", traduit de l'anglais par Annick Pelissier. Paris, Berger-Levrault, l982, p.17O

34.- (M) Tozy "Champ et contre-champ politico-religieux", Thèse en sciences politiques, Université d'Aix-Marseille, Faculté de Droit et de Sciences Politiques, l984.

35.- cf. l'excellent ouvrage de Gilles Kepel "Le Prophète et le Pharaon. Utopies islamistes contemporaines" La Découverte. Paris 1984; également "Le mouvement islamiste dans l'Egypte de Sadate". Thèse, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, décembre 1982. Paris.

36.- Voir pour plus de précision l'ouvrage d'Olivier Carré "Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical", Presse de la Fondation Nationale Des Sciences Politiques, les éditions du Cerf, Paris l984.

37.- (A) Yacine, op. cit. et "La révolution à l'heure de l'Islam", Marseille, Imprimerie du Collège 1981. Yacine a en outre dirigé la revue de son groupe. "Al Jama'a" durant cinq ans avant qu'elle ne soit interdite.

38.-Voir l'analyse très exhaustive de cette lettre par (M) Tozy, in bulletin du Centre d'Etudes et de Recherches Internationales de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, N0 3, pp. 107-112. Tozy précise que "le texte de la lettre ne peut pas être réduit à un long acte d'accusation, il est beaucoup plus profond que cela, car outre l'aspect vindicatif (le plus spectaculaire), l'auteur fait fonctionner une chaîne référentielle, qui le met non seulement en posture de défier et d'admonester le Prince, mais surtout de proposer (ou de se proposer comme) un projet de société". Et d'ajouter "l'objectif de la critique (...) n'est plus principalement le Prince, mais les institutions politiques. L'enjeu aussi n'est plus le pouvoir, mais la capacité de mobilisation de la société autour d'une quotidienneté exemplaire. Si Yacine était le dernier "Don Quichotte" qui partit en solitaire à l'assaut de la citadelle du pouvoir, il n'en reste pas moins un précurseur du glissement vers une nouvelle forme de revendication politique qui a pour base Aljama'a: une communauté en lutte pour une société juste" p. 107

39.- Allusion aux deux tentatives de coups d'Etat militaires qu'a subi le monarque en juillet 1971 et août 1972.

40.- Allusion à Abd el Hafid sultan du Maroc, à Farouk roi d'Egypte et au président Nasser. Le premier a subi la critique d'el Kâttani qu'il a mis à mort, le second a affronté les foudres du fondateur des Frères Musulmans qui a fini au bout d'une corde, et Nasser a fait assassiner Sayyid Qutb.

41.- Période qui va de l'Hégire en 622 à la prise de pouvoir par le premier Khalife Ommeyade Mu'awiya en 660

42.- Mohammed ARKOUN "L'Islam dans l'Histoire", étude in "Maghreb-Machrek", la documentation française N0 102, oct-nov-déc. l983

43.-Avant le Coran, les islamistes parlent d'une gentilité (jâhiliyya), c'est à dire d'une société polysegmentaire, caractérisée linguistiquement par la diversité des langues vernaculaires; religieusement par le paganisme, c'est à dire les "ténébres de l'ignorance" selon une vision théologique fondée sur une fausse interprétation du concept coranique de "jâhiliyya". Après le Coran, ces mêmes islamistes décrivent la montée irrésistible de l'Etat islamique fondé à Médine en 622 par le Prophète et l'épanouissement corrélatif d'une langue et d'une culture savantes.

44.- Le réformisme musulman incarné par le salafisme ne s'est jamais élevé à ce niveau,son but doctrinaire, pour reprendre la formule de Khatibi, a été de faire des arabes un peuple de théologiens politiques, dans un monde irréversiblement autre.

Résumé: Article "Légitimité du Pouvoir au Maroc; consensus et contestation.

Chaque fois que nous tentons d'observer l'Etat-nation hors Occident, on est fatalement contraint de penser que l'ordre qui gère les événements, les mutations qui s'y succèdent relève de déterminismes dont les sciences sociales n'ont pas toujours la clé. A défaut donc d'une synthèse satisfaisante d'appréhension de réalités pour le moins déroutantes, éclatées, imprévisibles, la démarche empirique conserve dans certains cas toute son utilité. En réfléchissant sur les fondements de la légitimité du pouvoir au Maroc, légitimité dont le socle est islamique nous voulions par ce biais apporter un éclairage original sur deux processus contrastés: le consensus et la contestation. Il en résulte deux enseignements. 1. On se rend compte que les convulsions politiques et sociales ne sont pas dues à une immaturité de la société marocaine ou que le totalitarisme rampant soit un phénomène naturel ou congruent à la phase actuelle de développement économique, comme le laissent à penser toute un série d'approches ancrées dans la pensée marxiste ou libérale classique. 2. On ne peut produire une critique d'un modèle d'organisation collective d'une société qu'en isolant ce modèle précisément pour en faire un objet d'analyse sociologique et politique pertinent. Si, en prenant en compte l'effet fractionnant de la pluralité des cultures sur la construction même de l'objet politique, on a levé quelques malentendus ou ambiguïtés, cet article aura modestement répondu à l'objectif visé.

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