mercredi 24 mars 2010

Langue et nation à l'aune de la modernité - Ahmed BENANI

In «Islam et changement social»

Dr. Ahmed BENANI

Langue et nation à l'aune de la modernité

Exergue :
“ La langue est, décidément, une institution bien curieuse. La linguistique a eu beau nous apprendre qu’elle vit selon ses propres lois, subit des contraintes ou demeure rétive aux décrets humains, pour n’être finalement qu’un outil de communication, là voilà propulsée par moments au centre de querelles passionnées, sinon meurtrières. L’Europe en sait quelque chose depuis que les États modernes se sont armés de politiques linguistiques visant à réduire ou concilier les autonomismes. Car la langue en est venue parfois à constituer l’ultime refuge de l’identité collective. ” François Zabbal


Arabe et hébreu, de la problématique en général

En proposant d’envisager les rapports entre langue, idéologie et nation, je voudrais apporter une contribution fort modeste, puisqu’elle est limitée à des réflexions encore très éparses sur l’hébreu moderne, les langues arabes et leurs liens avec des facteurs idéologiques et politiques fluctuants et pour le moins ambigus. D’entrée de jeu, je précise que je ne suis pas linguiste et que je prends un risque certain en m’aventurant en terrain “ miné ”.
Il me paraît cependant intéressant dans cette introduction d’évoquer de manière allusive et, j’en conviens, provocatrice, le conflit israélo-arabe quasi séculaire, pour mettre en exergue la problématique posée dans ce texte. En effet dans ce couple de siamois arabe et juif, la relation est passionnelle, destructrice, pleine de ressentiments mais aussi d’admiration secrète et équivoque. Les Arabes, depuis la fin des années 40-50, ne sont allés ni au bout de leur unité, ni au bout de leur diversité. Ils sont, au fond d’eux-mêmes, et au-delà de certains aspects politico-militaires, saillants il est vrai, admiratifs à l’égard des Israéliens. Ces derniers leur offrent l’image d’un de leurs fantasmes, mais accompli si j’ose dire. L’aventure sioniste se concrétise en Israël, non seulement par le rassemblement de la diaspora, c’est-à-dire ici la réunion de communautés ethniques et culturelles extrêmement diversifiées, mais aussi par leur constitution en nation moderne où le facteur linguistique apparaît comme un des éléments fédérateurs de base. L’exemple israélien aurait de ce fait renforcé la tendance traditionalisante chez les Arabes et aujourd’hui chez les islamistes. A leurs yeux, les sionistes ont édifié un système où se renforcent mutuellement technologie, militarisme, nationalisme religieux et culturel et unité linguistique.
Eliezer Ben Yehouda , dont l’article “ Une question importante ” (1881) est souvent considéré comme le point de départ de la renaissance de l’hébreu, définit la nation non seulement par la terre mais aussi par la langue. Or ce lien n’a rien de consubstantiel et d’inévitable (le cas de la Suisse est exemplaire sur ce point). On remarquera par ailleurs que, dans les quarante premières années du mouvement national juif, la notion de nation juive n’était pas toujours ni chez tous liée à celle de langue nationale. Théodore Herzl , le théoricien du sionisme politique, est tranchant sur ce point : il envisageait pour le futur État juif une situation de type helvétique, c’est-à-dire sans langue unique .
Ben Yehouda et ses adeptes optent en second lieu pour l’hébreu et non pour le yiddish. En ce sens, ils sont les héritiers du mouvement juif rationaliste des Lumières et de l’Aufklärung qui prêchait l’ouverture du monde juif à la modernité et se donnait l’hébreu biblique comme véhicule d’expression par opposition au yiddish langue “ dégénérée ” et “ jargon ” de ghetto. Enfin l’hébreu n’est pas seulement l’enfant de l’Aufklärung. Il est consubstantiel au sionisme , le retour à Sion, c’est-à-dire une montagne sacrée, lieu de contact salvateur avec l'Éternel et d’où jaillit la Tora (Isaïe 2-3).
Dans le monde arabe, la première rencontre de l’enfant avec la langue littéraire ou classique intervient par le biais du texte sacré (le Coran), qu’il doit souvent apprendre par coeur. Dès le départ l’enfant est confronté à une dissociation traumatisante entre apprendre et comprendre. Si la langue structure la pensée, les structures de l’arabe classique jouent un rôle déterminant dans ce sens. Cet arabe est “ une langue reçue ”, “ une langue des autres ” qui, selon l’expression de Halim Barakat , donne la préférence “ au texte littéraire sur l’écrit scientifique, à l’éloquence sur l’écrit, enfin au discours sur ce dernier ”. Arabe, en effet, s’était voulu le Coran : lui même l’affirme. La langue du Coran procède bien de Dieu, la parole de Dieu est revêtue d’une autorité surnaturelle, telle est la doxa des cheikhs, pendant que d’autres affirment que c’est le langage même de la tribu du Prophète Quraysh. Elle est, selon la formule de Louis Massignon, “ axiale à l’islam autant que l’Islam l’est à elle ”.
Exaltation de la langue, orthodoxie religieuse et politique vont de paire. Cette logique peut emprunter par ailleurs toute la terminologie de la modernité, ses connotations ne renvoient pas nécessairement à cette modernité. Je reprends plus loin la tension et la dichotomie entre langue “ savante ” (l’arabe classique) et les langues “ populaires ” (dialectes vernaculaires). J’inscris cette dichotomie au coeur de la problématique du renouveau culturel, dont les enjeux très complexes ne furent ni définis clairement, ni abordés fondamentalement. Le “ réveil ” arabe reste sur bien des plans un toilettage des paradigmes traditionnels et au mieux une velléité de “ rattraper la caravane du progrès et de la civilisation ”.
En simplifiant et en schématisant nécessairement ici, on peut affirmer que le monde arabe n’a connu qu’une seule révolution, la révolution nationale, dans laquelle se sont concentrées plusieurs autres : intellectuelle (naissance à l’individu et à la personne), sociale (naissance à la démocratie), économique (naissance au calcul social et au souci productif); mais, à cause de cette confusion même des buts et des aspirations, aucune d’entre elles ne s’est vraiment réalisée. La société ou les sociétés arabes d’aujourd’hui sont hétérogènes; y voisinent des époques, des temporalités, des humanités différentes.

L'arabisation et sa légitimation

Par arabisation on entend généralement une procédure de normalisation linguistique appliquée à l’arabe. Pour le monde arabe, entré en contact avec l’Occident depuis le XIXème siècle, l’arabisation a consisté à prendre possession, par la technique et par la langue, de la modernité importée : l’assimiler, la traduire, la dire en arabe. Cela a été le début d’un renouveau, orienté néanmoins vers la consommation plutôt que la production. Des exceptions sont à relever par rapport à ce renouveau, c’est le cas des pays du Maghreb, auxquels la modernité a été imposée en langue française. Dès leur indépendance politique, ces pays ont voulu s’affirmer dans leur identité propre. Celle-ci avait été parfois réduite (Tunisie, Maroc), parfois niée totalement : c’est le cas de l’Algérie, devenue partie de la France.
Au Maroc par exemple, l’IERA en 1989 donne de l’arabisation une définition en termes sociolinguistique et historique qui pourrait être généralisée à beaucoup de pays : “ L’arabisation consiste à rendre à la langue arabe la place qu’elle avait perdue durant la période coloniale, c’est-à-dire lui permettre de remplir à nouveau pleinement son rôle de langue nationale assurant les fonctions de communication, de formation et de gestion à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la vie collective ” .
L’arabisation ainsi entendue est donc un processus de recouvrement de l’identité culturelle nationale dont la finalité est d’enrayer la présence des langues étrangères, notamment le français et l’anglais. Toujours au Maroc, il est intéressant de relever ici les termes d’un manifeste signé par des oulémas, des intellectuels et des hommes de pensée qui écrivent : “ [La politique du bilinguisme] raffermit et consolide la langue étrangère au sein de l’administration marocaine, au détriment de la langue nationale, qui est en même temps la langue du Coran. Elle déforme la langue parlée chez les générations actuelles, qui s’expriment en une langue “métissée” qui n’est ni arabe pur ni français pur. Elle affaiblit les valeurs morales et spirituelles aux yeux des jeunes générations. Elle porte préjudice à l’enseignement islamique et à l’enseignement arabe privé. ” Dans le même manifeste on relève que “ le français porte atteinte à la souveraineté nationale et à la foi islamique des Marocains […] Il corrompt la jeunesse non seulement dans sa compétence linguistique mais aussi dans ses valeurs morales et spirituelles ”
Au nom de la légitimité historique, politique et religieuse de la langue arabe, les signataires de ce manifeste demandent à l'État de leur prêter main forte pour soutenir l’arabe. En d’autres termes, l'État, pour eux, doit remplir une fonction urgente et essentielle : exercer un monopole sur le marché des biens symboliques. Cette revendication a de nombreux adeptes qui se recrutent non seulement dans les universités islamiques (Quaraouiyine, Marrakech, et ailleurs, comme on peut le supposer, à la Zeitouna (Tunis), et Al Azhar (Le Caire) etc.), mais également chez les arabistes d’obédience salafiste , les islamistes et même une partie de l’élite moderniste . Ce processus d’arabisation vise deux objectifs: celui de retrouver le statut et les fonctions qui étaient ceux de la langue arabe standard avant l’ordre colonial; celui de faire de cette langue le véhicule du savoir technique et scientifique de la modernité .


Un tel projet (identifié au Maroc, mais qu’on retrouve ailleurs) présuppose le dépassement des handicaps actuels qui empêchent l’arabe d’être une langue compétitive sur le marché linguistique mondial, à savoir le caractère non fonctionnel de sa graphie, l’insuffisance de ses terminologies scientifiques et techniques, l’inadéquation de l’enseignement de la langue arabe et le manque de coordination des chercheurs et des décideurs en matière d’aménagement linguistique. D’après certains linguistes , si l’objectif ultime de l’arabisation est de faire de cette langue celle de la science et de la technique, trois étapes méthodologiques déterminantes doivent être prises en charge :
1. une méthodologie scientifique ayant pour objectif de développer la langue de l’avenir;
2. une méthodologie technique appliquant la technologie informatique à la langue arabe ;
3. une méthodologie organisationnelle permettant de planifier et de coordonner l’arabisation à l’échelon local, arabe et international.
S'il va de soi que tous les discours au sujet de l’arabisation visent à en faire la langue de la modernité, langue qui devrait avoir un statut similaire à celui de l’anglais, de l’espagnol, du français, du russe, etc., force est de constater en même temps que le discours légitimateur du processus d’arabisation continue de reposer sur des arguments sinon troublants du moins largement archaïques ou en tous cas anachroniques. Les arguments dans ce sens sont de divers ordres que nous donnerons ici schématiquement :
1. Argument d’ordre historico-anthropologique : la langue arabe est identifiée à un ethos arabe, ce qui implique forcément la négation des autres cultures, traditions et langues qui composent la mosaïque de l'ensemble arabe. Qu'il nous suffise de citer ici l’amazighe, ensemble de langues que l'on réunit sous le vocable général de berbère; le kurde; les différents judéo-arabes parlés par des milliers de locuteurs du Maghreb; le hassania en Mauritanie et au Sahara Occidental; sans oublier de citer les langues maternelles, langues généralement à base d'arabe, essentiellement parlées et souvent considérées comme des formes "impures" et "dégénérées".
2. Argument d’ordre théologico-culturel : l’arabe est le véhicule du patrimoine arabo-musulman, il est, ici, essentiellement, voire exclusivement identifié à son essence religieuse.
3. Argument d’ordre idéologique: l’arabe est le ciment de la Nation arabe, de la Umma conçue comme un bloc monolithique et a-historique.
Pour être exhaustif sur ces considérations, et donc sur cette problématique centrale de la représentation qui est donnée de l’arabe dans le discours dominant ou officiel, il faudrait prendre en compte la pratique sociale, c’est-à-dire le comportement langagier des locuteurs, leurs attitudes et représentations à l’égard de l’arabisation. Il s’agit là d’un chapitre non abordé dans cette approche; en effet, il suppose une exploitation de toutes les recherches entreprises , des enquêtes minutieuses en milieux rural, urbain, dans les strates sociales, parmi les populations lettrées ou non, etc. De mes lectures et à partir de ma modeste connaissance de ce terrain, je peux toutefois esquisser un certain nombre de pistes et d'hypothèses :
- Le processus d’arabisation est d’abord et avant tout un discours idéologique parce qu’il est déficient sur le terrain de la modernité, c’est-à-dire la capacité de transmettre la science et la technologie. Il est donc légitimé par défaut et autoritairement par dévalorisation des langues maternelles et stigmatisation des langues étrangères perçues comme une menace pour l'identité. Dans le discours pro-arabisant, l’arabe standard est présenté comme l’outil linguistique de l’unification symbolique du pays, la langue officielle qui transcende les parlers et les dialectes, lesquels sont frappés d’opprobre en quelque sorte, puisque traduisant le localisme et le régionalisme. L’arabe standard est le moyen d’expression des décisions institutionnelles émanant du centre, c’est donc la langue de l’unité nationale face aux forces particularistes.
- L’arabe standard se pose face aux langues étrangères comme l’expression de la souveraineté nationale, celle qui fonde l’identité du pays dans le concert des nations et affermit son appartenance symbolique à la communauté arabe.
- L’arabe standard se prévaut de son statut de langue nationale, celui qui lui est octroyé par la Constitution, pour en revendiquer un autre, celui de langue officielle dans le but de s’affirmer sur le marché des biens symboliques face aux autres produits linguistiques, locaux et étrangers. En outre, à la légitimité d’ordre civil, l’arabe standard en ajoute une autre essentielle, qui est de l’ordre du sacré et qui lui est conférée par la religion musulmane du fait qu’il est la langue du Coran. L’arabe standard se trouve ainsi paré d’une légitimité plurielle, tous azimuts.

Typologie et fonctions sociolinguistiques
Un peu partout, l’arabe classique a été employé pour les besoins liturgiques liés à l’exercice des rites religieux et utilisé par l’intelligentsia pour des besoins spécifiques, notamment dans l’enseignement religieux à travers les écoles coraniques, les confréries religieuses, l’appareil de pouvoir séculier. Les agents de diffusion de cette langue à travers la quasi totalité du monde arabe ont toujours été les élites, notamment les oulémas, les poètes de Cour et les cadres des administrations publiques. Mais aujourd’hui lorsqu’on parle de l’arabe, il ne s’agit pas de cette variété dite classique mais de l’arabe dit standard . Cette langue est à la fois liturgique et officielle; c’est ainsi qu’elle est définie d’ailleurs dans la plupart des Constitutions. Ces dernières lui confèrent à elles seules le statut de langue nationale. On peut donc dire que ce statut conféré à l’arabe standard est un statut de jure.
La fonction de l’arabe standard est de constituer un outil d’ancrage symbolique dans le patrimoine culturel arabo-musulman. La langue arabe est supposée être intériorisée par les locuteurs comme le fondement même de l’arabité; elle véhicule le sentiment d’appartenance à la Nation arabe et est considérée aussi bien dans le discours nationaliste arabe que dans le discours des islamistes comme un moyen de lutte contre l’aliénation linguistique et culturelle que les langues et les cultures de l’Occident sont censées provoquer chez les usagers arabophones. Il s'agit de souligner ici les fonctions d'ordre idéologique, voire le caractère volontariste que les élites, de manière générale, entendent imprimer à cet arabe standard. Mais les États dans leur jacobinisme et leur dynamique concurrentielle ou de surenchère, articulés à la quête d'une modernité arabe, ne sont pas parvenus à relever ce défi culturel de se doter d'une langue commune. Dans tous les cas de figure, cette langue standard n'est jamais la langue maternelle, la langue parlée du quotidien: cette fonction est tenue par d'autres langues orales multiples, plus ou moins communicantes entre elles, modelées sur la diversité des ethnies et des régions

L’arabe dialectal est une variété locale de l’arabe savant et écrit, c’est la langue des Marocains, des Algériens, des Égyptiens, des Libanais, etc. C’est une langue sans statut particulier, mais qui fonctionne de facto comme le langage véhiculaire des citoyens. On peut également le qualifier de lingua franca dans la mesure où les locuteurs s'en servent dans leur espace national comme outil de communication généralisé. Ainsi au Maroc, l'arabe dialectal permet la communication entre arabophones usant de parlers différents, entre arabophones et amazighophones et entre amazighophones utilisant des parlers éloignés. Mais de par ses fonctions sociolinguistiques, l’arabe dialectal occupe une position mineure dans la relation diglossique qui l’unit à l’arabe standard. En effet, n’étant pas codifié, il n’a que des fonctions communes; il est utilisé essentiellement dans la communication orale; il véhicule la littérature populaire et les situations dans lesquelles il est performé sont marquées par l’intimité (la famille), l’informalité (la rue) ou la quasi informalité (le travail manuel). Il représente néanmoins la variété linguistique la plus employée à travers tous les pays arabes tant du point de vue du nombre de ses locuteurs qu’en termes d’espace de diffusion.
D'une rapide confrontation entre arabe standard et arabe dialectal on peut tirer quelques observations qui nous permettront de mieux comprendre la comparaison avec l'hébreu moderne. Traitant de l'échec de l'arabisation en Algérie, Gilbert Grandguillaume écrit avec beaucoup de pertinence: "En isolant à des fins de domination une origine unique, en cristallisant cette origine sur un retour au passé, le pouvoir algérien a neutralisé les bienfaits que cette nation aurait pu tirer des retrouvailles avec l'arabité. L'important était moins d'imposer la langue arabe que de la faire aimer, en ne l'utilisant pas comme moyen de coercition contre d'autres langues, en tentant de l'associer à la modernité dans la pédagogie, dans la création culturelle, dans la liberté d'expression. Il fallait pour cela qu'elle fût, non pas opposée aux langues parlées, mais conjuguées avec elles, pour bénéficier de leur dynamisme et de leur enracinement algérien. (...) Cette société, riche d'origines multiples, incarnées dans les langues, ne peut avancer qu'en les mobilisant toutes pour construire une nation. Mais les langues ne s'épanouissent qu'avec la pensée, celle-ci ne se nourrit que de liberté: dans quel pays la liberté est-elle accordée de relire le passé pour mieux vivre le présent?"
Ainsi les tensions entretenues entre les langues, les coercitions imposées par les élites et les États loin d'ouvrir le champ sur la modernité, entretiennent au contraire les archaïsmes, renforcent la traditionnalisation et la clôture du corpus orthodoxe. La dimension symbolique et affective est niée, par la relégation de la langue maternelle. La coupure entre pays réel et pays "légal" s'approfondit, l'arabe standard par sa fonction élitiste et élitaire exclut du champ de la citoyenneté des millions de locuteurs de l'arabe dialectal. Ce faisant le rapport de force entre les deux langues favorise l'autoritarisme et les préjugés. Et last but not least, et c'est là où le paradoxe donne la pleine mesure de sa force, l'imposition/généralisation de l'arabe standard favorise sur tous les plans l'exclusion et non comme il le prétend l'intégration et la promotion.

Hébreu moderne et idéologie

Bien sûr qu’il eût été plus que souhaitable de mener une étude comparative entre les langues arabe(s) et les diverses expressions de l’hébreu. Néanmoins par rapport à mon hypothèse de départ et en me basant sur les travaux remarquables de Michel Masson (1983, 1986) en ce qui concerne l’hébreu moderne, je peux dégager un certain nombre de pistes qui ne manquent pas de piquant et d’intérêt eu égard à ce que j’ai dit des langues arabes.
La période moderne de l’hébreu commence dès la seconde moitié du XIXe siècle avec la prédominance du style russe. L’éveil de la nationalité juive et son aboutissement politique transforment la langue forgée par les grands auteurs du judaïsme russe en langue vernaculaire : l’hébreu vivant actuel ou israélien. La nécessité d’exprimer les réalités complexes de la vie contemporaine avait contraint les auteurs russes à faire appel à toutes les ressources du vocabulaire hébraïque au lieu de se cantonner dans le lexique de la Bible. Prolongeant et systématisant cet effort de rénovation linguistique, E. Ben Yehouda publie, dans la deuxième décennie du XXème siècle, son Dictionnaire de la langue hébraïque qui joue un rôle décisif dans la formation de l’hébreu actuellement parlé en Israël. Ben Yehouda n’hésite pas à préconiser même des emprunts à certaines langues vivantes, dont l’arabe. Redevenu langue quotidienne, l’hébreu ne cesse désormais, comme tous les idiomes vivants, d’enrichir son dictionnaire au gré des contingences sociologiques, techniques, scientifiques, culturelles et politiques. Si bien que le Thesaurus de Ben Yehouda, tout en restant aujourd’hui encore un ouvrage de référence, est sensiblement dépassé par la langue actuelle. Il faut souligner avec force ici un élément capital qui à lui seul peut légitimer mon approche comparative de l'hébreu et de l'arabe et expliquer pourquoi le premier, au-delà d'obstacles et de difficultés, redevient une langue vivante, ouverte sur la modernité et l'universel et que le second obéit à une dynamique presque inverse, creusant de plus en plus le fossé entre masses et élites. Répétons-le, pour en souligner la singulière détermination et son aspect novateur. Eliezer Ben Yehouda est l'auteur d'une des plus originales, des plus folles actions de ce siècle: ressusciter une langue ni tout à fait vivante ni tout à fait morte mais agonisant dans son sarcophage de langue sacrée. Cette entreprise va provoquer un bouleversement de l'espace littéraire, psychologique et politique dont on n'a sans doute pas pris encore la mesure, chez les Arabes en tout premier lieu. Car si l'État d'Israël existe - qu'on s'en félicite ou le déplore - dans l'hétérogénéité de ses populations et la violence de ses conflits, il le doit sans doute à ses victoires militaires, à ses succès techniques, à sa politique arrogante. Mais à mon avis rien de l'édifice complexe ne tiendrait si ne cimentait le tout ce fait de la langue hébraïque qui sature l'espace. Aussi sans grand risque d'erreur, peut-on penser que par cet acte linguistique Ben Yehouda fut le véritable fondateur d'Israël, bien mieux, bien plus que tous les Herzl et bureaucrates tenaces du mouvement sioniste. L'action de Ben Yehouda suscitera l'émergence d'un fait ethnique, d'un peuple nouveau, l'Israélien ou le sabra. Avant Ben Yehouda, l'hébreu était un système de communication entre gens parlant des langues différentes et l'utilisant pour se comprendre dans les moments, rares en définitive, où ils entraient en contact. Comme un Coréen nouant affaire avec un Colombien parlera anglais, Un Juif de Meknès rencontrant un coreligionnaire de Kiev parlera hébreu avant de revenir à sa langue usuelle. Après Ben Yehouda, le sabra n'utilisera plus l'hébreu comme un outil. Celui-ci devient le lieu langagier, la dimension où il habite, rêve et copule. Dès lors on comprendra mieux l'impact de la renaissance de l'hébreu en partageant la synthèse qu'en fait Masson : "enthousiaste, le pionnier change de nom, quitte ses vêtements, se voue à la culture de la terre et surtout se donne une langue qui n'est parlée nulle part ailleurs (...) Pratiquer l'hébreu, c'est donc entrer de plein pied dans l'idéal; et le pratiquer pour la communication la plus humble et la plus banale, c'est élever l'humble et le banal au rang le plus noble: en exprimant le profane par le sacré, on sacralise le profane. Démarche prométhéenne et pratiquement blasphématoire qui ne pouvait pas ne pas susciter la colère des juifs religieux: non seulement ils refusèrent la renaissance de l'hébreu mais ils réussirent à faire emprisonner Ben Yehouda par les autorités ottomanes". C'est donc de ce courant millénariste associé à un courant nationaliste et à un courant esthétique que résulte le réveil de l'hébreu - autrement dit, il est assuré dans le cas de l'hébreu moderne que le facteur idéologique est intervenu, ne serait-ce qu'au moment où l'entreprise de renaissance de la langue a été lancée.
Ajoutons cependant que ce n'est pas en tant que décision de changer de langue que la renaissance de l'hébreu constitue un outil privilégié pour l'étude des rapports entre langue et idéologie, il ne manque pas d'exemples en effet où des locuteurs abandonnent leur pays et, en même temps leur langue usuelle pour des raisons idéologiques; mais l'influence de cette idéologie sur la texture de la langue qu'ils adoptent n'apparaît pas forcément clairement. Au contraire, dans le cas de l'hébreu renaissant, d'une part, il n'existe pas de modèles car l'hébreu n'est plus parlé par personne; les partisans de l'hébreu ne peuvent donc adopter la manière de parler d'aucun groupe. D'autre part, les nationalistes hébréophones n'ont pas procuré aux gens disposés à les suivre une langue immédiatement utilisable . La renaissance de l'hébreu a consisté à manipuler entre autre, les sources classiques pour les rendre utilisables et à trier parmi les éléments redondants et, puisque les sources étaient lacunaires, ajouter ce qui pouvait paraître manquer pour un Européen du XIXe ou XXe siècle, soit par la création de formes nouvelles sur des modèles classiques; soit par modification de la valeur sémantique d'éléments classiques (sans modification du signifiant), la forme extérieure restant hébraïque dans les deux cas. Une dernière solution consistait à introduire des éléments non-hébreux. Puisqu'il n'existait pas de modèle rigoureux et complet à imiter dans une langue parlée et même dans la langue écrite, le choix d'une des solutions était nécessaire pour chaque mot et toutes les solutions étaient à priori théoriquement possibles.
Sans entrer ici dans des explications trop techniques, relevons cependant deux éléments intéressants qui soulignent à la fois la souplesse des promoteurs de l'hébreu moderne et leur choix judicieux et stratégique d'ouverture sur la modernité: 1- la prononciation adoptée de l’hébreu est conforme à celle des Juifs orientaux, ou Sephardim; la prononciation des Juifs d’Europe, ou Ashkenazim, est conservée parfois en poésie; 2- la graphie courante est une cursive qui procède des caractères carrés de l’imprimerie.
Soulignons encore une fois que la renaissance de l’hébreu remonte au siècle dernier; du but inspiré par l’idéologie au point d’arrivée, la langue actuelle, moins d’un siècle s’est écoulé. L’hébreu modernisé constitue donc un cas privilégié permettant d’examiner dans le détail de façon presque expérimentale comment peut agir la composante idéologique dans une langue.
La renaissance de l’hébreu ressortissait aux courants nationalistes d’Europe centrale et orientale du XIXe, fondés sur l’équation nation = langue + terre. L’hébreu jouant le rôle de symbole de la nation juive, parler l’hébreu signifie (au moins pour les pionniers) refuser de parler toute autre langue , car alors surgirait, pour qui le ferait, le danger d’être identifié à un membre d’une autre nation.
A l’affirmation de la nationalité juive correspondrait dans la langue la présence des éléments hébraïques et yidiches; au refus de l’assimilation par les nations correspondrait l’absence insolite d’éléments polonais, roumains, russes, hongrois, etc. En hébreu, les éléments appartenant spécifiquement à une seule langue nationale et à aucune autre auraient été refusés par les hébréophones. Enfin et corollairement, puisque le danger le plus évident était l’assimilation aux nations, tout ce qui n’était pas senti comme spécifiquement national n’aurait pas été frappé d’ostracisme. Or la présence d’éléments paneuropéens en hébreu moderne est massive et cet emprunt est ressenti comme légitime car ces éléments sont assimilés à un bien commun et, en quelque sorte, le bien commun de toute nation, juive ou non. Alors que les mots "internationaux" peuvent être refusés par certaines langues et je pense ici à l'arabe en particulier, parce qu'ils sont sentis comme européens et symbolisent la colonisation ou l'aliénation culturelle, l'hébreu moderne les admet. Ici, il convient cependant de mettre quelques réserves pour atténuer un enthousiasme excessif qu'on pourrait manifester à l'égard de cet apparent universalisme ou ouverture vers la modernité de l'hébreu d'aujourd'hui :
- Les “ éléments ” juifs (hébreux, judéo-araméens et yidiches) sont admis d’emblée.
- Les éléments judéo-espagnols sont absents.
- Les éléments yidiches sont souvent dévalorisés et jamais survalorisés.
- Pourquoi trouve-t-on des éléments anglais et arabes, pourquoi sont-ils dévalorisés ?
Il semble qu'on puisse fournir des interprétations qui, non seulement ne contredisent pas l'hypothèse de départ, mais encore la confortent au moins en partie .
En définitive et pour clore cette approche en survol de l’hébreu moderne et de l’arabe, je dirai que l’hébreu moderne diffère profondément de l’hébreu classique, et cela non seulement parce qu’il contient un certain nombre d’éléments non hébreux, mais surtout parce que l’ensemble de la langue se définit et a été organisé par rapport aux langues européennes et, plus particulièrement, par rapport au russe; en dernière instance l’hébreu moderne est une langue européenne dont beaucoup d’éléments ont été hébraïsés. La renaissance de l’hébreu fut entreprise par une minorité agissante mais cette minorité ne s’est pas contentée de lancer l’idée qu’il fallait parler l’hébreu : elle s’est activement occupée de manipuler les sources classiques pour fournir un véhicule d’expression capable de rivaliser dans tous les domaines avec le russe, l’allemand, le français. Là est donc toute la différence avec les dichotomies, dysfonctionnements et en définitive les archaïes que nous avons relevé par rapport aux langues arabes. Il y a certes des particularismes propres à chaque langue, certains relèvent du raidissement orthodoxe ou dogmatique religieux ou politique, d'autres n'entrent pas nécessairement en conflit avec l'ouverture à l'universalité, au dynamisme et au progrès scientifique.

Quelques observations générales en guise de conclusion :

Il est tentant d’aborder ici le paradigme de la modernité; nous n’en ferons rien cependant, car à lui seul ce thème implique une étude d’une ampleur autrement plus grande; je me permets de renvoyer mes lecteurs à des études fécondes voire incontournables . Disons toutefois que la problématique du rapport de la pensée arabe à la modernité représente la question centrale dans le champ de la production symbolique; elle se traduit souvent par des dichotomies telles que Nous et les Autres, Authenticité / Contemporanéité, Tradition / Modernité, Arabes / Occidentaux, Musulmans / Non-Musulmans, etc. Cette problématique se résume dans un double questionnement : pourquoi sommes-nous retardataires sur les plans politique, économique, social et culturel et que faire pour abolir ce retard ?
Le discours traditionaliste ou patrimonialiste répond à cela en alléguant que la cause du retard est que les Arabo-musulmans se sont détournés de leurs valeurs premières, i.e., l’islamité, l’arabité, etc. A l’opposé, les discours s’inscrivant dans le paradigme de la modernité arguent que les sociétés arabes ne peuvent accéder au temps présent qu’en opérant une coupure radicale avec la dominance de la tradition. D’où un autre questionnement hyper labyrinthique sur les concepts de culture, d’universalité, de mondialisme, etc.
Ce qui m’importe finalement dans l’ouverture de ce débat sur l’arabe, les langues arabes par rapport à l’hébreu moderne, c’est d’une part l’existence chez les Arabes d’un dogmatisme de type totalitaire et d’autre part la disqualification de fait de toutes les langues maternelles dans le champ culturel très vaste auquel s’applique la réflexion. Les négationistes de la diversité avancent l’idée que la diversité culturelle et linguistique précisément est un handicap historique, un frein dans la constitution de l’Etat-nation, ce qui condamnerait ces pays dits sous-développés à la dislocation et grèverait leur marche vers le progrès et la modernité. Argumentation pour le moins spécieuse, si l’on considère que l’hétérogénéité linguistique et culturelle est un élément qui caractérise toutes les sociétés. En fait, les partisans de la négation de la diversité linguistique feignent d’ignorer qu’il existe dans les États-nations du centre des langues cultures dominantes et des langues cultures dominées, les premières sont privilégiées par le soutien que leur accordent les institutions politiques, juridiques, économiques, culturelles et éducatives, etc.; en revanche, les langues et cultures dominées sont celles qui sont marginalisées par les mécanismes généraux des rapports sociaux, elles ne représentent qu’un capital symbolique limité, mais qui n’est pas mort et qui, en tout état de cause, a ses défenseurs. Dans le monde arabe, le débat autour des langues et des cultures s’articule grosso modo autour de deux perspectives :
1. La perspective arabiste et/ou islamiste qui se fonde sur les thèmes du nationalisme arabe et/ou du messianisme religieux, vieille chimère qui postule l’édification progressive, à travers des intégrations régionales, de la Nation arabe dirigée par un État-nation transnational qui gérerait toutes les ressources humaines et matérielles. La langue et la culture arabe seraient généralisées à cet ensemble transnational selon le mot d’ordre bien connu : une nation unique, une langue unique, une culture unique, voire une religion unique , une mission éternelle du Golfe à l’Océan. Dans ce discours, la langue arabe est parée de tous les mythes euphoriques qui sont censés fonder sa supériorité : la sacralité et la beauté. Dans l’imaginaire social arabe, la langue arabe est sacrée puisque Dieu l’a choisie pour la révélation du Coran; c’est aussi la langue la plus riche par les potentialités dérivationnelles qu’elle offre; c’est enfin la langue la plus belle d’entre toutes les langues par la symétrie de ses structures morphologiques et lexicales et ses ressources rhétoriques et stylistiques.
Pour les tenants de cette conception, la constitution de cette nation est le seul moyen de relever les défis de l’Occident et du sionisme, de sortir du sous-développement et de retrouver l’Age d’Or de la civilisation arabe, voire l’âge inaugural de l’islam. Cette conception fait peu de cas des langues et des cultures périphériques qui ont forcément un statut minoré; elles sont tolérées en attendant d’être assimilées par les puissants appareils idéologiques de l’Etat-nation supranational.
2. La perspective moderniste à prétention universaliste, elle, s’inscrit dans la conception selon laquelle on assiste en cette fin du XXème siècle à la domination d’une culture universelle à base technologique, dont les principes généraux sont la rationalité occidentale, le pluralisme parlementaire et le libéralisme économique. Cette culture serait véhiculée par les mass médias transnationaux, l’informatisation et les valeurs de la société industrielle et postindustrielle, notamment la libre entreprise et la compétition, avec les aspects positifs et les aspects négatifs inhérents à ces valeurs. Dans cette approche, les langues et les cultures populaires (par opposition à savantes) sont considérées comme des survivances de l’âge préindustriel et reflètent le bas niveau culturel des sociétés sous-développées, celles n’ayant pas encore accédé aux vertus de la rationalité occidentale.
Les cultures populaires pourraient alors continuer de fonctionner comme substratum réifié sous la forme d’objets d’art traditionnels, muséographiques et/ou mercantiles, par exemple les produits de l’artisanat et les danses folkloriques. A terme, ces cultures sont condamnées à dépérir car elles ne peuvent être compétitives sur le marché universel des biens symboliques et matériels face aux langues et aux cultures dominantes, principalement la langue anglaise et la culture anglo-saxonne. C’est là, en quelque sorte, le versant culturel du Nouvel ordre mondial. La prise en charge des langues et cultures populaires dans cette logique ne peut qu’apparaître comme une perte de temps, d’argent et d’énergie, une tentative anachronique condamnée d’avance à l’échec par la dynamique même de l’histoire.
Ces deux perspectives s'articulent autour d'une problématique centrale, celle de penser la modernité et la tradition, l'authenticité et l'universalisme. En simplifiant on peut dire que dans un cas il s'agit d'un nationalisme particulariste à connotation mythique et/ou religieuse et dans l'autre d'un universalisme instrumental, a-critique et a-historique. Ces perspectives réductrices ont le mérite de dévoiler d'une part, toute l'étendue du champ de l'impensé et, d'autre part et de manière corrélative, la méconnaissance des sociétés arabes de leur (s) historicité(s) (concept que je retiens ici dans l'acception qu'en donne Touraine) .
Dans le monde arabe et de manière générale, le reflux de la vague coloniale sur la vitrine de la langue et de la culture a laissé partout encore béantes à différents niveaux, des érosions décisives et des dépôts hétéroclites: controverses idéologiques, systèmes politiques variés emboîtés et chevauchants, rapports sociaux en compétition, technologies disparates, droit, morale et moeurs étirés vers tous les extrêmes. Bref, une profusion hétérogène qui n'est jamais entrée en écho avec un projet intégrateur susceptible de faire succéder au souffle du consensus anti-colonial un mouvement historique et social nouveau.
Les sociétés arabo-musulmanes actuelles sont traversées, de part en part, par les effets déstructurants des luttes politiques, économiques, culturelles qui se déroulent en leur sein et dans le monde. Elles se tournent vers l'islam qui fonctionne comme modalité de légitimation/délégitimation des conduites étatiques et/ou sociales, individuelles et collectives et joue comme instance d'intégration ou de résistance/rejet des forces et des conceptions exogènes. Il en découle une diversité de langages, de stratégies, d'attitudes, d'expressions politiques et culturelles. Ces "expressions de l'islam" concernent non seulement les langues écrites ou parlées, mais également les conduites rituelles, les pratiques économiques, les institutions politiques, l'organisation de l'espace, les créations littéraires, artistiques, techniques, etc., bref tous les domaines où s'organise l'imaginaire.
Par contre l'idée d'un despotisme se reproduisant par la culture a surtout permis à l'État qui fabriquait la dictature et aux élites qui la pratiquaient de se présenter comme les victimes de l'histoire face à des peuples retardataires.
Nombreux sont les analystes qui soulignent que dans la pensée traditionnelle arabe et islamique le pouvoir autoritaire est généralement perçu comme la norme, et la démocratie comme l'exception. Au nom sans doute du refus de la "fitna" , du désordre ou de la guerre civile, Ibn Taymiyyah , avouait préférer "un tyran pour une année à une seule nuit sans gouvernement".
Ces thèses participent indiscutablement du relativisme culturel, renforçant ainsi la spécificité de l'islam et faisant la part belle au credo des islamistes radicaux, voire à celui de nombreux orientalistes.
L'idée ressassée à l'envi est que les pays de l'aire culturelle musulmane sont rétifs au changement, à la modernité politique et seraient par conséquent sourds aux encouragements ou aux pressions externes ou internes les poussant à engager de véritables processus de démocratisation. Ainsi s'instaure la conviction pour reprendre la formule de Ghassan Salamé "d'un "exceptionnalisme" arabe et/ou islamique développé par les thuriféraires globalistes de la démocratie autant que parmi les orientalistes patentés". Cette spécificité serait donc source de légitimation pour les tenants de l'autoritarisme. De même qu'elle expliquerait l'hostilité des islamistes voire de beaucoup de musulmans à l'universalisme des Droits de l'Homme ou à la transition vers la démocratie, parce que l'islam est une religion organiquement différente de toutes les autres, en ce qu'elle voudrait être à la fois din wa dawla (religion et monde), le prophète Mohammed ayant à la fois révélé une religion et fondé un État, ses successeurs ne pouvant, sans trahir son message, isoler ces deux éléments consubstantiels depuis les origines.
Ces dérives ou lectures dogmatiques et idéologiques de l'histoire traduisent bien ce que j'ai qualifié plus haut de pesanteur de la tradition et étendue du champ de l'impensé. Ainsi apparaît le gouffre abyssal séparant le dynamisme des uns et la régression des autres, mais aussi la prise en compte de l'immense travail qui reste à faire sur le plan linguistique, eu égard à la problématique développée dans ce papier, mais aussi sur d'autres plans de la connaissance, du savoir et de la pensée. Je ne peux résister à la tentation de clore cette approche en rappelant le défi que doit relever l'intellectuel arabe, traduit par Mohammed Arkoun sous la forme d'une double injonction et de deux conditions précises: "1. la conquête d'un champ intellectuel ouvert à tous les pensables, libéré - même partiellement - du contrôle de tout magistère doctrinal (religieux, ou politique; où la détention et la critique des idéologies sont épistémologiquement possibles; 2. la garantie de la liberté de penser, de contester, d'exprimer, de diffuser toutes les positions qui engagent des problèmes de sens. Ces deux conditions ne peuvent elles-mêmes être assurées que dans les sociétés qui ont vécu avec une continuité suffisante des débats et des combats historiques pour la conquête des libertés et la défense de l'intelligence objective".



Bibliographie (cf. corrections ci-après + nouvelle biblio, après celle-ci)

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— 1881([ibid., note 3 p. 2]. “ Une question importante ”, [revue, lieu, n°, pages? Voir note page 2 !!!)].
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