mardi 30 mars 2010

La religion. sujet d'avenir. C. Geertz

La religion, sujet d'avenir, par Clifford Geertz *
Alors que se déroule l'histoire politique explosive du siècle naissant, le développement le plus frappant – et le plus surprenant – sur la scène sociale mondiale auquel se voient obligées de se confronter les sciences sociales est à coup sûr ce que l'on a appelé, à tort selon moi, le "retour de la religion". A tort, parce que ce n'est pas que la religion ait jamais disparu. C'est que l'attention des sciences sociales s'était portée ailleurs, dominées qu'elles étaient par une série de présupposés évolutionnaires qui considèrent l'engagement religieux comme une force déclinante dans la société contemporaine, un résidu de tradition ancestrale inéluctablement grignoté par l'avancée implacable des quatre cavaliers de la modernité : sécularisme, nationalisme, rationalisation et globalisation.



Depuis l'époque des sociologues classiques, Comte, Durkheim, Tonnies et Weber, l'histoire de la société, et plus spécialement celle de la société occidentale considérée comme son objectif et son stade le plus avancé, a été décrite comme un mouvement régulier, inévitable et cumulatif d'un pôle culturel clairement défini vers un autre, considéré comme son but et son apogée – de la magie à la science, de la solidarité mécanique à la solidarité organique, de la Gemeinschaft à la Gesellschaft, de la tradition à la raison –, le monde désenchanté, le moi libéré de ses entraves. La disparition progressive des religions héréditaires était, d'une manière générale, le leitmotiv du changement culturel ; la seule différence d'une société à l'autre, et notamment entre l'Ouest et le Reste, étant la distance qu'elles avaient respectivement parcourue sur le chemin menant à un terme commun et démystifié.

On peut douter que cette conception de la religion comme force en constant déclin, conception communément désignée sous le terme d'"hypothèse de la sécularisation", ait jamais été totalement admise ni acceptée sans questionnement, y compris par les chercheurs en sciences sociales. La persistance de l'engagement religieux dans les sociétés les plus"développées" ou "avancées" était trop évidente pour être ignorée. Mais depuis le début des années 1950 environ, époque qui a vu s'amorcer la révolution anticoloniale et émerger avec force ce que l'on a appelé le"tiers monde", la notion selon laquelle la sécularisation était partout la vague de l'avenir a été soumise à forte pression. Les sociétés dont les traditions ancestrales avaient été masquées par les façades occidentales agissaient soudain en leur propre nom et selon leurs propres représentations.


L'Inde ou le Nigeria, l'Indonésie ou l'Algérie, pour ne citer que quelques-uns des exemples les plus significatifs, ne se révélèrent pas seulement ne pas être des sociétés laïques. Une fois dépouillées, ce qui ne tarda pas, de la mince pellicule de leurs élites occidentalisées, et alors qu'elles tentaient de créer et de préserver une personnalité nationale, un moi collectif, elles furent la proie de conflits à connotation religieuse – partition, guerre civile, massacres confessionnels, terrorisme religieux. Jamais depuis les guerres de religion liées à la Réforme les événements politiques majeurs n'avaient été aussi souvent marqués par les divergences confessionnelles qu'ils ne le sont depuis l'émergence sur la scène mondiale des nouveaux Etats d'Asie et d'Afrique. La crise confessionnelle en Irak, déclenchée par l'intrusion américaine, n'est que l'exemple le plus récent du fait que l'évolution de la société moderne vers l'indifférence religieuse est loin d'être une tendance dominante.

Non, bien entendu, qu'il n'y ait qu'en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient que l'on observe des conflits à caractère religieux. En particulier parce que les migrations se sont accrues au cours du dernier demi-siècle et que les différences culturelles entre les sociétés américaine et européenne se sont de ce fait accentuées ; les conflits sociaux exprimés directement en termes religieux – caricatures danoises ou documentaires hollandais – sont devenus plus fréquents et ont acquis une portée plus grande. Une proportion significative des fidèles de l'une ou l'autre des grandes religions du monde sont désormais contraints d'observer et de pratiquer leur foi dans des sociétés très différentes de celles qui ont vu naître ces religions. Ces dernières ont été peu à peu séparées des lieux, des peuples, des formations sociales, des sites et des civilisations au sein desquels et en fonction desquels elles se sont historiquement formées : l'hindouisme et le bouddhisme se sont coupés des particularités profondes de l'Asie orientale et méridionale, le christianisme de celles des Etats–Unis et de l'Europe, l'islam de celles du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord. Alors qu'elle a souvent été, historiquement, la structure culturelle la plus enracinée localement et la plus marquée, dans son expression, par les conditions locales, la religion est de plus en plus devenue – devient de plus en plus – un objet flottant, dépourvu de tout ancrage social dans une tradition prégnante ou dans des institutions établies. En lieu et place de la communauté solidaire agrégée par des représentations collectives (le rêve de Durkheim) est apparu le réseau simmelien diffus et privé de centre, connecté par des affiliations génériques, multidirectionnel et abstrait. La religion ne s'est pas affaiblie en tant que force sociale. Au contraire, elle semble s'être renforcée dans la période récente. Mais elle a changé – et change de plus en plus – de forme.

C'est cette situation, l'émergence des conflits religieux dans les nouveaux Etats, le tiers monde, le Sud global ou quelle que soit la façon dont nous souhaitons maintenant désigner les Etats fragiles et déchirés d'Asie et d'Afrique, et ceux, bloqués et à la dérive, d'Amérique latine, plus la migration croissante d'individus et de familles de ces Etats vers les sociétés plus modernes, mais à peine moins diversifiées, d'Europe et d'Amérique du Nord, où elle induit tensions et conflits, que les sciences sociales doivent à présent décrire et expliquer – et non une tendance prétendument générale à la sécularisation et au déclin de la foi. D'une part l'échec à peu près général du nationalisme à dépasser et contenir les différences traditionnelles dans les pays en voie de détraditionnalisation, dont plus de cent trente ont vu le jour entre 1950 et 2000 ; d'autre part, la projection de ces différences au-delà des frontières de ces pays, sur la scène mondiale, en tant que forces globales.


Et une situation modifiée exige une façon nouvelle de la décrire, de l'analyser et de l'évaluer ; en vérité, cela exige une nouvelle conceptualisation de la religion et de son rôle dans la société en tant que telle. Si non seulement la croyance et l'engagement religieux ne montrent aucun signe d'affaiblissement, mais sont peut-être au contraire en train de se renforcer à mesure que l'intrication des croyances augmente à la fois en densité et en ampleur, alors la tâche de l'analyste consiste moins à décrire, au sens de mesurer un processus censément"objectif" comme la "sécularisation", qu'à décrire, au sens d'interpréter, un processus à son tour censément "subjectif" comme celui de "production de sens". Pour le meilleur ou pour le pire, c'est la construction des visions du monde à partir du heurt des sensibilités (et la construction des sensibilités à partir du heurt des visions du monde : le processus est circulaire) dont il faut à présent rendre compte et comprendre. Concernant la religion, ce qui est moderne dans la modernité est la diversité de croyance, de foi et d'engagement au sein de laquelle, inévitablement, elle existe, une diversité chaque jour plus grande.

En ce qui concerne les sciences sociales, ce phénomène s'est traduit par une réorientation vers des approches herméneutiques, sémiotiques et phénoménologiques – des approches qui considèrent la religion comme ayant à voir avec des conceptions et des attitudes à l'égard du"but", de la "pertinence", de la "signification" ou du "dessein" des choses ; bref avec, au sens le plus large et le plus diffus, "le sens de la vie" . Plutôt que de mesures et de statistiques – taux de fréquentation des lieux de culte, réponses aux sondages et autres – nous devons nous préoccuper de la qualité de l'esprit : cadres de perception, formes symboliques, horizons moraux. Le travail des chercheurs européens – Gadamer, Ricœur, Merleau-Ponty, Derrida, Habermas et Wittgenstein, tous soucieux, selon des voies différentes et pas toujours concordantes, d'élucider le sens, la construction et la déconstruction du sens, et le choc du sens – a remis en cause et au moins en partie supplanté l'orientation fortement positiviste des chercheurs américains, avant tout préoccupés d'évaluer et de résoudre, et toujours pour la plupart profondément attachés à la perspective de sécularisation, aussi battue en brèche soit-elle.

Ce dont nous avons besoin, et ce que cette perspective de recherche de sens est censée produire, c'est d'une sorte de cadre permettant de mettre en lumière le changement au sein de différentes traditions progressivement libérées, comme je l'ai indiqué, des contextes sociaux qui les ont vu naître et prendre forme, plutôt que d'une évaluation générale de l'avancée ou du recul de "la religion" dans le monde contemporain en tant que tel. Et cela nous incite à la fois à comparer des développements concomitants dans la formation des croyances et des attitudes dans différentes parties du globe, et à mettre au jour la forme des changements qu'elles subissent individuellement – autrement dit, à étudier la modernisation au sein des religions ; à évaluer non pas l'avancée ou le recul de "la religion" en général, mais à appréhender les processus de transformation et de reformulation de chaque religion particulière au moment où elle pénètre bon gré mal gré dans les perplexités et les dérèglements de la vie moderne.

En fait, il existe dans le canon classique un exemple de cette conception de "modernisation dans la religion". Il s'agit de la – tristement ? – célèbre thèse de Weber sur l'éthique protestante ; mais elle a généralement été mal interprétée, dans une certaine mesure par Weber lui-même, comme étant la thèse d'une force causale, matérielle, plutôt qu'une thèse interprétative de recherche de sens. Le raisonnement de Weber, tel que je le comprends en tout cas, n'est pas que le calvinisme a été une cause matérielle de l'ascension du capitalisme, mais qu'il en a été le vernis – une formulation de son sens dans le cadre et en direction d'une vie spirituelle ancestrale mais assaillie et changeante (nous parlons, après tout, de la Réforme).


Si tel est le cas (et je ne peux ici prendre le temps de le démontrer dans le détail, puisque, comme je le dis, la preuve est, comme l'argumentation elle-même, quelque peu équivoque), alors les multiples tentatives déployées par les théoriciens du développement, y compris certaines des miennes par le passé, pour découvrir des"équivalents fonctionnels" de l'"effet de l'éthique protestante" ailleurs – dans le Japon de l'ère Meiji, dans l'islam salafiste, chez les Mormons, chez les évangélistes latino-américains, chez les Parsis ou chez n'importe qui d'autre – apparaissent quelque peu (mais quelque peu seulement) hors de propos. De tels parallèles apparents ou partiels doivent leur parallélisme apparent ou partiel – et l'apparence est bel et bien réelle – au fait que, comme dans l'exemple originel du calvinisme, ils représentent des tentatives, assez différentes et originales, de donner un sens religieux, c'est-à-dire un sens ultime, à une situation matérielle transformée, d'interpréter une série émergente de réalités sociales dans les termes d'une tradition révisée d'interprétation culturelle. Ce n'est pas une cause commune que nous cherchons ou devrions chercher à cerner, mais une difficulté commune : générer du sens culturel dans une situation inédite, un paysage de relations sociales modifié.

Le cas musulman est à cet égard exemplaire. La quête de l'équivalent de la Réforme protestante dans l'islam moderniste préoccupe les intellectuels occidentaux (et d'autres qui ne le sont pas) depuis l'époque de Muhammad'Abduh, de Jamâl Ad-Dîn Al-Afghani et d'autres représentants de"la Pensée arabe à l'époque libérale". L'échec de ces premiers pas vers un islam réformateur dépouillé et modernisé (Abduh a déclaré un jour qu'il rencontrait plus de gens qui lui ressemblaient à Londres qu'au Caire) à déboucher sur l'équivalent fonctionnel du protestantisme – séparation de l'Eglise et de l'Etat, renforcement de la poursuite systématique du profit et du travail acharné au cours d'une carrière, rationalisation généralisée de la vie économique, légitimation de l'individualisme moral et de la conscience individuelle – a suscité à la fois perplexité et déception chez les théoriciens, comme chez certains au moins de leurs émules. Le passage de ces tentatives précoces de parvenir à une reconstruction rationnelle de l'islam à ce que l'on désigne tour à tour comme"islam politique", "islam djihadiste" ou tout simplement "islamisme" – Frères musulmans, Sayyid Qutb, wahhabisme et autres – a assez bien démontré non pas, comme il a été souvent affirmé, que l'islam est incapable d'une véritable réforme, mais que du fait que le contexte social (là encore la dégénération coloniale et l'installation d'un nombre de plus en plus grand de musulmans dans des environnements non musulmans) dans lequel il est né a changé, lui-même change.

Les situations auxquelles, de l'Afrique et du Moyen-Orient à l'Asie méridionale et orientale en passant par l'Europe et l'Amérique, l'islam contemporain est contraint d'essayer de donner un sens coranique sont à la fois très variées et, presque partout, pluralistes et compétitives – produits d'histoires, de cultures, de communautés et d'Etats distincts. Les conséquences des nationalismes le plus souvent décevants, ou en tout cas incomplets, qui ont émergé dans les nouveaux Etats et de la migration croissante de ressortissants de ces Etats vers des contextes étrangers ont provoqué une crise d'identité de grande ampleur que n'ont jamais connue les protestants de Weber, qui évoluaient sur place, parmi et contre des communautés religieuses fixes et familières – cantons suisses, bourgs d'Allemagne du Nord ou hameaux américains, et non la totalité du vaste monde tumultueux de la chrétienté du XVIe siècle. Comme pratiquement toutes les traditions religieuses aujourd'hui, l'islam n'est plus étroitement lié à son contexte local, mais agit en son sein comme une force d'opposition et même de déracinement.

Bien entendu les détails et les relations spécifiques de pouvoir diffèrent, mais la tentative des mouvements islamiques réformateurs de se situer par rapport à des politiques d'inspiration nationaliste définies de façon locale est un phénomène général en Asie et en Afrique, et, à mesure que s'accélère la migration vers l'Occident, également en Europe. (Les Etats-Unis, où les musulmans se retrouvent mêlés à un très grand nombre de minorités concurrentes, politiquement actives pour la plupart, et pour certaines d'entre elles présentes de très longue date – Noirs, Hispaniques, Asiatiques –, présentent, au moins pour le moment, mais sans doute pour le moment seulement, un schéma moins développé.) Ce qu'une rationalisation économique émergente – la phase précoce du capitalisme – fut pour le calvinisme, à savoir un puissant stimulant incitant à l'activisme religieux et au changement doctrinal, l'édification d'Etats et la montée des politiques compétitives le sont pour l'islam contemporain – une tentative de conférer un sens religieux à l'organisation politique compétitive, de plus en plus fondée sur les partis de masse.

Ce qui, du point de vue des sciences humaines, nous manque dans le cas de l'islam et dont, grâce à Weber, nous disposons dans le cas du protestantisme est une analyse culturelle et phénoménologique des changements internes sur le plan de la vision du monde et de l'ethos, du développement de nouveaux cadres de signification et de motivation qui stimulent cette transformation et lui donnent une orientation à long terme. Il existe de nombreuses descriptions, telles que celle que je viens de tracer brièvement pour l'Indonésie, du comportement public de mouvements islamiques à vocation réformatrice, mais on ne trouve qu'ici ou là, et de façon non systématique, des descriptions faites pour ainsi dire de l'intérieur de ces mouvements – les altérations dans la perception du monde et de celle du moi, et le rapport entre elles, autrement dit à la fois le résultat et la cause sans cesse renouvelée de tels mouvements.

Et il n'y a pas que l'islam qui exige une telle analyse. La revitalisation hindouiste en Inde, bouddhiste en Asie du Sud-Est, évangélique et catholique en Amérique latine, ainsi que l'émergence préoccupante du fondamentalisme protestant sur le devant de la scène politique dans des Etats-Unis censément laïques, doivent être comprises en termes similaires – comme des quêtes de sens dans une situation politique changeante, marquée par le discours nationaliste et fragmentée en factions concurrentes. Quelques investigations dans cette direction ont été entreprises, mais beaucoup d'autres sont nécessaires. Des recherches sur les croyances et attitudes spécifiques et concrètes des personnes motivées religieusement, des recherches nécessitant un travail ethnographique complet et précis, sont la condition requise pour parvenir à saisir ce que ces personnes pensent (et ressentent) de leur propre situation et du devenir des communautés auxquelles elles appartiennent.

L'étude de la religion, à présent que [s'est évanouie] toute perspective de la voir disparaître à court terme, et sans doute jamais, de la scène mondiale, est ou devrait s'opérer à partir, comme on dit, du"point de vue de l'indigène". Et pour cela nous avons besoin, comme je l'ai mentionné plus haut, d'une combinaison d'analyses phénoménologiques, à même de nous mettre en contact avec les subjectivités humaines en jeu, avec ce que les croyants pensent et ressentent vraiment, et d'analyses herméneutiques, capables de mettre au jour et de décrire les cadres d'interprétation au travers desquels ils comprennent et jugent les actes et les événements. Ce que Weber a fait pour les calvinistes et le calvinisme – replacer leur éthique dans le contexte de leur système de croyances et les situer dans le cadre d'une situation matérielle changeante qui était à la fois leur cause et leur conséquence – doit à présent être accompli pour des religions différentes et des situations différentes si l'on veut avoir une chance de comprendre le prétendu "retour de la religion" et d'en appréhender avec précision les implications.


En somme, [au vu de] la forte présence des idées religieuses, des engagements religieux et des identités religieuses sur la scène mondiale au moment où de nouvelles nations se forment ou s'ébauchent à partir d'ex-colonies et que les mouvements migratoires dispersent à travers le monde les fidèles de croyances historiquement localisées, l'étude comparative de la religion non seulement retrouve un second souffle, mais acquiert une nouvelle centralité dans notre compréhension encore diffuse et fragmentée de la modernité. Si la tendance générale vers le sécularisme paraît à la fois moins évidente et moins puissante qu'elle ne le semblait il y a quelques années à peine, alors la marginalisation des études comparatives de la religion comme ne relevant que de contextes"rétrogrades", "sous-développés" ou encore "pré-modernes" doit inévitablement s'affaiblir elle aussi. L'importance de la religion en tant que composant du changement social, et non pas considérée comme un simple obstacle à ce changement ni comme la voix, obstinée mais condamnée, de la tradition, fait de l'époque actuelle un moment particulièrement gratifiant pour la sorte d'enquête que je viens d'évoquer. Jamais depuis la Réforme et les Lumières la lutte à propos du sens général des choses et des croyances qui le fondent n'a été aussi ouverte, aussi large et aussi aiguë. Nous vivons un changement radical et nous ne pouvons nous permettre d'attendre pour le comprendre, comme nous comprenons, rétrospectivement, l'Age des Lumières et la Réforme. Nous devons l'appréhender aujourd'hui, au moment même où il se déroule.

Et pour ce faire, nous ne pouvons nous contenter d'essayer de le mesurer, de le résumer ou d'en faire l'étude ; nous devons prendre le phénomène à bras le corps ; le décrire comme un événement contemporain en cours de développement dont l'état final, s'il doit en avoir un, est inconnu, et non comme un événement historique qui s'est déroulé jusqu'à son terme et a d'ores et déjà produit ses effets. Ce genre d'étude d'un bouleversement radical alors même qu'il se produit autour de nous et que nous-mêmes sommes à la fois affectés et entraînés par lui exige à l'évidence non seulement des changements de méthode au profit de styles de recherches mettant en jeu plus de dialogue et plus de réflexion sur soi, il exige un mode d'analyse plus humble, moins enclin à"évaluer puis résoudre" et moins distancé, un mode d'analyse qui puisse décrire un processus dans lequel nous sommes nous-mêmes, d'une certaine façon, impliqués. Comme Fabrice à Waterloo ou Pierre à Austerlitz, nous sommes projetés au cœur des événements que nous essayons d'observer, avec toutes les confusions et les incertitudes, y compris les doutes concernant leur réalité même, que cela implique.

Mais c'est en même temps une formidable occasion de nous connecter plus étroitement à la réalité sociale. Mener des recherches en sciences humaines sur un phénomène alors même qu'il se déroule sous nos yeux permet d'échapper aux limites de l'observation distancée au profit de l'immédiateté des événements instantanés. La façon de procéder afin d'y parvenir de manière efficace, avec force et exactitude, devrait être la première des priorités pour les humanités et les sciences sociales en ce siècle impétueux. Si nous y parvenons, l'ancienne malédiction chinoise, "Puisses-tu vivre à une époque intéressante", pourrait s'avérer – même de manière ambiguë – une sorte de bénédiction.

Source : LE MONDE | 04.05.06
* Le texte devait être présenté lors du colloque "Les sciences sociales en mutation" qui se tient à Paris du 3 au 6 mai sous l'égide du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis), en partenariat avec Le Monde. Pour plus d'informations, consulter le site Internet : www.ehess.fr/cadis).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire